En allant chez le coiffeur, Julien Barrière eut une idée géniale. Je vais emprunter une barque, se dit-il, et je parcourrai les canaux et les rivières de France à bord de mon embarcation d’infortune. Ainsi, sans faire de détour par le capilliculteur il se dirigea vers le quai du canal. Il y trouva un petit bateau à rames dans lequel il s’empressa d’embarquer. Une fois ses fesses posées sur le petit banc et ses pieds calés, il empoigna les deux pagaies et se mit à ramer. Péniblement il s’éloigna du rivage mais quand il y fut parvenu un intense sentiment de liberté l’envahit. Ca n’est pas tout le monde qui aurait les couilles de faire ça, pensa-t-il, personne ne me croira si je le raconte un jour.
Et voilà Julien Barrière, qui à 20 ans pagaie joyeusement en ce matin de printemps. Il regarde les arbres qui jalonnent le cours d’eau avec régularité, des cyprès mais il l’ignore parce qu’il ne s’est jamais intéressé aux arbres, ce pourraient tout aussi bien être des chênes que ça ne changerait rien pour lui, dans sa situation il est ravi de voir n’importe quels arbres. D’un coup il se fascine pour le bois, drôle de matière vivante et élémentaire qui émerge du sol par elle-même et que l’homme, bien que capable de concevoir des bombes atomiques et des tupperwares, ne saurait reproduire. Et puis leur feuillage quel drôle de truc, on ne sait pas de quelle matière sont faites les feuilles, ce sont des feuilles et puis voilà, ça ressemble à du papier, à du plastique, à du caoutchouc, à tout ce qu’on veut mais ce ne sont que des feuilles, rien de plus et pourtant c’est déjà beaucoup. Voilà le genre de réflexion que se fait Julien en pensant que la nature est décidément folle. Puis il passe non loin d’habitations dont le jardin vient doucement plonger dans la rivière en s’achevant parfois sur un petit pont auquel est amarré un canot. Il voit à travers les fenêtres des maisons la petite vie de leurs occupants qui boivent du Ricoré mais n’ont pas l’air aussi joviaux que ceux qui en font la promotion publicitaire. Les maisons ça n’est pas mal non plus, pense-t-il, juste des briques posées les unes sur les autres et pourtant dès la première famille installée dedans tout ça prend vie, tout ça acquiert une âme. Être ouvrier dans le bâtiment ça doit être chouette lorsqu’on construit des jolies maisons comme ça, plus tard on repassera devant en se disant que si les gens dedans ont l’air heureux c’est un peu grâce à soi. On ne pense pas assez aux gens qui conçoivent nos lieux d’habitation. Rarement on se rend compte que là où l’on marche dans sa chambre un homme s’est appliqué à ce que ça soit solide. Aujourd’hui mon lit se trouve ici, mon bureau là et ma télévision de l’autre côté mais à un moment cette pièce était encore exposée au ciel, au vent et à la pluie, incomplète et inutile, vide de sens, et il a fallu les mains de plusieurs personnes pour lui trouver un dessein. Voilà le genre de réflexion que se fait Julien en se disant que souvent l’homme fait des merveilles, outre le grille-pain et la brosse à dents. Puis il s’allonge et s’endort, porté par le courant, bercé par le balancement de la barque.
Dans ses rêves Julien fit des concours de plongée avec Dominique de Villepin, eut pour professeur à l’université Frédéric Taddéï lui demandant quel homme n’avait jamais perdu sa dignité (ce à quoi Julien voulut répondre, sans la moindre hésitation, Pierre Desproges mais ne parvenant pas à l’écrire d’une manière ou d’une autre, il dut rendre une copie blanche — fort heureusement Monsieur le professeur Taddéï ne le gronda pas), fut submergé par un emploi du temps chargé exigeant qu’il rendît six dossiers pour le lendemain parmi lesquels un portait sur la pilosité de Robert Redford, voulut prendre le train pour aller aider Ségolène Royal à conclure sa campagne qui s’achevait avec difficulté, et apprit que Jean-Marc Morandini était l’arrière-arrière-petit-fils de Victor Hugo.
Il fut réveillé par un violent coup sur la tête.
A suivre... ou pas !

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posted the 05/28/2007 at 10:20 PM by
franz