D’après la dernière publicité de La Poste, « 92% des Français désirent que leur courrier leur parvienne rapidement ». C’est bien ; mais comme souvent il faut aller au-delà des chiffres, faire porter sa vision outre l’horizon fiévreux des sondages. Eh oui.

Ainsi, ce qui m’intéresse en l’occurrence, ce n’est pas les 92% de Français qui veulent voir leur courrier rapidement, mais les autres, les 8% qui, donc, ne souhaitent pas recevoir leur courrier rapidement — autrement dit, ces 8% qui n’en ont rien à foutre, du courrier.

Je voudrais bien savoir qui sont ces gens qui osent dire moi je m’en tape de la vitesse à laquelle m’arrive mon courrier. Tiens, prenons-en un qui passe là, dans ma tête — je vais l’appeler Christophe.

« Alors Christophe, qu’est-ce qui se passe ? Tu t’en branles du courrier ?
— Complètement, oui.
— Ah… et pourquoi ?
— Ben qu’est-ce que j’en sais, moi ? »

Merde alors ; — Christophe a beau se promener dans mon esprit, il ne m’est pas d’un grand secours. Enfin ça n’est pas la première fois ; — à plusieurs reprises déjà la CGT, syndicat majoritaire dans mon cortex, m’a fait engager des avatars incompétents, gâchant une bonne partie des études sociologiques que je voulais faire avec pour seule base mon imagination.

Alors, à quoi ressemblent-ils, ces 8% que j’aime déjà autant que mes frères ? Comment se caractérisent-ils ?

Certainement, les notions de temps et de délai leur sont étrangères ; autant que le concept même de courrier. C’est à peine s’ils vérifient leur boîte aux lettres chaque semaine ; et c’est à peine pour certains s’ils savent qu’ils ont une boîte aux lettres — voire une adresse, — voire pourquoi pas un nom, — voire une existence. Après tout, le monde entier n’existe peut-être pas pour eux. Quel intérêt à avoir une boîte aux lettres lorsque les autres ne sont que des projections mentales, et par conséquent incapables d’envoyer du courrier comme d’ouvrir une boîte de flageolets ? Le courrier pour ces 8% n’est rien autre qu’un mythe, une mystification !

Peu importe en effet qu’il arrive tôt ou tard, puisqu’il n’existe pas. Et pour ces gens-là, le temps lui-même, le temps qui régit toutes nos vies modernes, ce temps n’existe pas non plus.

Pourquoi se laisser asservir par la barbarie du temps ? Pourquoi tolérer que les jours ne durent que 24 heures ? Ces 8% là veulent dormir 15 heures, lire 5 heures, manger 3 heures, regarder 2 films, faire l’amour 4 heures et passer 2 heures aux toilettes ; et ceci comme rythme quotidien. Quant au travail, oui, à la limite, mais seulement s’il reste du temps au terme de ces 35 heures d’activité journalière.

Vous direz c’est impossible de fonctionner comme ça, techniquement ça n’est pas faisable. Mais qu’en savez-vous ? Le temps est manipulable ! Tous les ans, (par deux fois !) nous avançons où reculons tous nos montres d’une heure.

N’y a-t-il pas là quelque chose d’aberrant ? De quel droit pourrions-nous décider, à 2 heures du matin, qu’en fait oh ben non il est 3 heures, tiens. En ce cas, je vous le dit, ici à 22h33, heure affichée par ma montre : on vous ment ! il n’est pas 22h33 ! ni même 21h33 ou 23h33 ! Non ! A l’heure où je vous écris et où je jette un œil sur mon horloge, il est pour être précis 22h35 ! Et au moment où vous me lisez il est déjà une toute autre heure !

Dès lors, qu’est-ce qui m’empêche, si l’Etat peut me dire, alors que je crois dur comme fer qu’il est 15 heures, — et que c’est corroboré par le méridien de Greenwich !— qu’en réalité il est 14 heures, qu’est-ce qui m’empêche, au juste, de décréter que selon moi il n’est ni 14 ni 15 heures mais carrément 17 heures ? (En plus c’est l’heure du goûter ; c’est une raison supplémentaire.)

Quel étonnement dès lors y-a-t-il à avoir lorsque des jeunes de quartiers difficiles créent une émeute dans une gare, alors que l’on fait tout pour qu’ils perdent leurs repères ? Je ne m’ébahis pas que l’incident de mardi dernier soit survenu précisément, et c’est tout de même troublant, quatre jours après le changement d’heure.

Car enfin, pour commencer, il n’y a aucune raison à ce brusque changement d’heure arbitraire, et il est normal que les jeunes se fassent violence contre une décision d’Etat qui va à l’encontre des libertés individuelles et de l’ordre naturel. Ensuite, la gare comme lieu d’affrontement ne saurait être un choix étonnant : c’est en effet le lieu même de la sacralisation de l’horaire, et du sacrifice de tout ce qui est hors du temps ; et c’est sur le quai de la gare que les amoureux se disent adieu. Ici l’heure est stricte et sans discussion, l’heure c’est l’heure, avant c’est pas bien, après c’est encore pire. Et évidemment, la corrélation d’une décision dictatoriale de changement du temps et d’un lieu où le temps est roi ne pouvait rien créer d’autre que des tensions.

Je terminerai sur le terme de quartiers difficiles, qui à lui seul révèle bien des choses. Car la notion de quartier difficile n’est pas tant une notion de lieu qu’une notion de temps. Un quartier n’est pas seulement une zone de rues et d’immeubles constituée ; c’est aussi un espace-temps de 15 minutes. Là où vivent les jeunes de banlieue, chaque quartier est difficile ; et autrement dit, chaque quart d’heure est un calvaire, fait de contrôles de police, de racket, de râteaux auprès des nanas, de racisme, de tôles à l’école et de situation familiale difficile.
A compter de 24 x 4= 96 quartiers d’heure par jour, il n’est pas incongru ni même exagéré d’estimer que la vie des jeunes en difficulté leur est insupportable.
Et si l’on compare aux 96 beaux quartiers auxquels les jeunes nantis ont droit tous les jours, on a tout compris, hein.

Donc je suis d’accord avec les 8% de Français qui ne désirent pas avoir leur courrier rapidement.

Tout autant que je soutiendrai jusqu’à la fin que tant va la cruche à l’eau, qu’en la fin elle se brise, — comme l’aiguille s’aiguillonnant irrémédiablement vers le midi.