Toute sa vie, Jean-Eude Multimemnon a enroulé du papier-cul sur du carton. Pas par plaisir, mais parce que c’était son métier. Une vocation, même. En avril 1998, quelques mois avant sa mort, l’empêcheur de se torcher en quinconce, comme l’appellent affectueusement ses copains de bistrots, nous confie : « le papier hygiénique aura été, et restera ma plus grande histoire d’amour, mon oxygène, un besoin vital quotidien».
Aujourd’hui paraît l’intégralité de son journal en trois volumes, dans la prestigieuse collection de La Poilade. Morceaux choisis.
« J’ai toujours aimé les toilettes. Je n’ai d’ailleurs jamais hésité à les appeler chiottes ; — pour moi ce nom sonne plus affectueusement que péjorativement. Je n’ai jamais compris le désamour éprouvé par les gens envers les cagoinces, alors qu’ils y passent une demi-heure par jour, soit 4% de leur vie, — sans oublier que les coliques néphrétiques et autres diarrhées peuvent faire monter ce taux jusqu’à 5%, pour les santés les plus fragiles. Et puis, on n’ose pas en parler, parce que la société est très coincée, mais personne n’avoue franchement le plaisir ressenti lorsque l’on fait un bon caca, ou plus simplement lorsqu’on fait un petit pipi. »[…]
« D’une manière générale, je pense que seuls les rustres patentés n’apprécient pas ce voyage multidimensionnel qu’est le petit tour au toilettes et que tout un chacun fait plusieurs fois par jour. C’est très dommage pour eux. Les cagoinces, c’est la selle de la vie, disait mon regretté père, qui m’a transmis cette passion. »[…]
«On oublie trop facilement que le petit siège troué sur lequel on s’assoit est souvent surnommé trône. Ca n’est évidemment pas un hasard. L’Homme, avec un grand H, comme dans A chier, est seul maître de lui et de l’univers qui l’entoure lorsqu’il est assis sur la selle. On aurait tort de retirer au chieur la suprématie totale qui est la sienne lorsqu’il accomplit son destin naturel. Personnellement c’est aux toilettes que mon esprit est le plus actif ; — j’en veux pour preuve que j’écris ce journal, celui que vous tenez entre vos mains, sur du PQ, et j’espère sincèrement que vous lâchez un étron bien moulé à l’heure où vous lisez ces lignes — c’est peut-être même, et si c’est le cas j’aurai atteint mon objectif, grâce à cette lecture que vous moulez si bien votre caca. »[…]
« La position du déféqueur assis est assurément la plus érotique qui soit. C’est d’ailleurs elle qui a servi de modèle au penseur de Rodin, symbole de l’homme qui réflé-chie. Que l’on lise, que l’on médite, que l’on écoute de la bonne musique, que l’on téléphone ou que l’on dorme, c’est aux toilettes que l’on accomplit son destin, que l’on vient à bout de tout, et que l’on réussit ce qu’on entreprend. »[…]
« Souvent les gens me disent mais Jean-Eude moi je me sens nul quand je suis assis sur la selle, j’ai honte, pour moi cette position est dégradante. A ces personnes qui s’inquiètent, je réponds n’ayez pas peur : Dieu reconnaîtra les bons et les méritants dans l’épreuve des toilettes, et les invitera à le rejoindre sur son trône majestueux — même Jésus, pourtant assis à la place du fayot, à droite du Seigneur, leur laissera un peu de place. N’oubliez jamais que lorsque vous communiez et recevez le corps du Christ transsubstantié dans l’hostie, celui-ci finit, comme le reste de vos aliments, au fond des cagoinces, mélangé avec les petits pois de la veille. »[…]
« J’ai consacré ma vie et mes mains à faire que chaque tour au petit coin soit, pour chacun, un bonheur. Pendant quarante ans j’ai exercé le métier de rouleur de papier-cul. Cinquante pour-cent des rouleaux que vous avez épuisés ont été roulés par moi avec amour. Je sais toutefois qu’ils comportaient tous un défaut : on était systématiquement obligé de tirer les morceaux par deux ou plus pour se torcher. J’ai demandé à la direction de revoir la taille du morceau à l’unité — bien trop petite pour s’essuyer sans s’en foutre plein les doigts — mais je suis toujours resté lettre morte. Ma missive ne manquait pourtant pas de force : je leur avais envoyé un morceau rempli de caca, auquel j’avais adjoint un petit mot, écrit sur un autre morceau, qui disait : vous voyez-bien que c’est trop petit. »[…]
« C’est un métier difficile que celui d’enrouleur de PQ, haletant et exigeant, mais qui m’a toujours rendu fier. Vous, qui avez tantôt laissé échapper votre rouleau de papier chiottes au moment de vous torcher, et l’avez vu rouler au sol jusqu’au bout de la salle de bains en se déroulant irrémédiablement, savez à quel point il est difficile de le remettre en état ; bien souvent après ce genre d’épisode malencontreux, on ne parvient pas à retrouver le rouleau souriant et affable que l’on a connu, et ne reste de lui qu’un amas de tissu certes doux et résistant, mais surtout désordonné et peu charmant. Vous comprendrez que mon métier n’a pas été des plus drôles — il est très difficile d’aboutir à chaque fois au rouleau brillamment cylindré que vous connaissez, et c’est un véritable coup de main à prendre. Mais votre bonheur en toutes circonstances, ça a toujours été mon leitmotiv ; — et puis surtout j’ai fait la fierté de mon père. Ce dernier avait mal dissimulé sa déception lorsque mon regretté frère aîné lui avait annoncé : papa, c’est décidé, plus tard, je ne serai pas enrouleur de PQ comme tu le désirerais ardemment, mais je m’occuperai de faire rentrer le dentifrice dans les tubes, je trouve ça plus rigolo. Mon père lui avait foutu une rouste monumentale et l’avait envoyé retapisser sa chambre avec du Lotus senteur lavande.. »[…]
«Je suis le dernier enrouleur de PQ du monde. Il faut dire qu’avec l’industrialisation, ce sont aujourd’hui des machines qui s’occupent de ça — et, à mon grand désarroi, je dois concéder qu’elles accomplissent un travail aussi bon que le mien. Oh, bien sûr, leurs rouleaux manquent d’âme, mais qui s’en plaindra ? Le papier WC, je le sais maintenant, est bien souvent déconsidéré par les gens qui s’en servent. Ils se torchent avec. Et jamais ne se posent la question de remercier le concepteur de cet objet anodin mais sans lequel il est difficile de vivre. Qui ne panique pas lorsqu’il se trouve, après avoir soulagé sa panse sur le trône, face à un minable bout de carton absent de tout tissu hygiénique ? Qui, dans cette situation, n’a jamais crié à la cantonade, comme s’il venait de découvrir un cadavre découpé en mille morceaux à même le sol de la salle de bains, y a plus de papier bordel de merde ? Comme toujours, on ne se soucie pas de ce que l’on possède tant qu’on l’a à disposition ; — mais que cette chose nous soit ôtée, et alors c’est notre vie qui se désagrège. »[…]
« La profession d’enrouleur de PQ ayant disparu — à telle enseigne que même Jean-Pierre Pernaul n’a fait aucun reportage dessus dans son JT depuis 20 ans qu’il le présente —, la tradition familiale qui voulait que, de père en fils, chacun exerce ce métier, s’est vue brusquement écourtée lorsque j’ai pris ma retraite. Mon fils, qui tout de même fait preuve d’une certaine dextérité dans l’enroulage, exerce aujourd’hui la profession de rouleur de scotch. C’est plus dur. » […]
« La vie est un rouleau de papier-cul ; morceau par morceau, elle se déroule, se déroule, jusqu’au jour où le dernier morceau se décroche — ne reste alors que le carton, nu, et la poubelle comme lieu de repos éternel pour celui qui aura tant aimé, même s’il n’a pas su vous le dire, faire tant de tours de manège autour de vos doigts. »
Et tant va la cruche à l'eau, qu'en la fin elle se brise.
posted the 03/05/2007 at 11:20 PM by
franz