Mon texte sur les vieux, publié il y a de ça un an, méritait d'être revu et ajusté ; je m'y suis attardé et auourd'hui, qui est un jour particulier pour moi, je vous fais part de cette nouvelle version.
Bisous.
Les vieux sont des gens étranges. Ils obéissent à des règles de vie drastiques alors qu’ils n’ont plus rien à foutre ; — c’est un peu comme si une nouvelle nature avait pris ses droits sur eux.
« RTL, il est 7 heures. »
Immuablement, chaque matin, le radioréveil posé sur une table de nuit trop bien ordonnée, entre un verre d’eau à moitié vidé et un sachet de Smecta, se déclenche et laisse s’élever la voix du type qui va faire le bilan quotidien du nombre de morts dans la bande de Gaza. C’est l’heure pour Robert de se lever, non pas avec l’ami Ricoré, mais avec sa femme Renée, qui dort dans la pièce d’à côté, parce que sinon les ronflements, hein.
Débute une journée réglée comme une journée de vieux : on va au marché à 8 heures ; et puis on rentre après avoir papoté avec la Ginette qui a mal la hanche ; et ensuite on regarde les Z’Amours en se remémorant le temps du bonheur à l’ombre d’une Renée en fleur, puis Attention à la Marche pendant que l’autre prépare deux steaks et des Panzani ; et ensuite on mange, en silence, pendant que Pernault ouvre son JT avec le sujet le plus important du monde, donc la neige dans le Lubéron ; et ensuite on fait la sieste, jusque 17 heures, cette heure sonnant le top départ des Chiffres & des Lettres, laquelle est suivie assez vite par Questions pour un Champion et ses candidats toujours joyeux de repartir avec une encyclopédie sur les troncs de chêne. Vient alors le dîner, dans la salle à manger silencieuse, à peine secouée par le vent qui fait claquer les volets ; puis on va au lit, chacun de son côté, sans se parler, sans s’embrasser ; les étreintes ne sont plus un réflexe.
Robert et Renée ne savent pas depuis combien d’années ils ne se sont pas embrassés sur la bouche ; depuis combien de temps elle n’a plus senti sa main passer dans ses cheveux-bigoudis, depuis combien de décennies elle n’a pas posé sa tête sur son ventre aujourd’hui bedonnant. La dernière fois qu’ils ont fait l’amour, ils ne s’en souviennent pas ; — et puis quelle importance après tout ? s’ils ne l’ont pas refait, c’est que l’ultime partie de sexe n’avait pas été aussi bonne qu’avant.
Pourtant, à n’en pas douter, ils s’aiment encore ; — peut-être pas à l’identique, mais tout de même, cinquante années de vie commune ça crée un attachement, mêlé d’exaspération certes, mais immuable malgré tout.
Robert et Renée ont du mal à supporter leur vie de vieux. Il ne s’agit pas seulement du naufrage physique que cela représente, mais surtout de la vision qu’on a d’eux, dans la société. Robert et Renée perdent peut-être un peu la tête, mais ne sont pas encore totalement cons ; et de ce fait ils ressentent bien la gêne qu’il créent dans une population qui a fait de la jeunesse sa valeur suprême, mais qui, pour se donner bonne conscience, n’avoue pas explicitement qu’être jeune c’est cool, — qui dit juste qu’être vieux c’est horrible. Oh, évidemment, elle ne va pas le dire comme ça ; elle préfèrera dire qu’à partir de 25 ans c’est mieux de mettre de l’anti-rides, que la cellulite est un problème qui se traite tôt, et que les mecs ne supportent pas la moindre rondeur. Néanmoins, elle nuance tout cela, laisse transparaître les signes d’une fausse humanité bassement hypocrite, soulage sa conscience : il ne faut pas que les vieux se sentent mal. En conséquence de quoi elle évitera d’utiliser cette appellation, vieux, qui pourrait sonner un peu trop violemment à leur oreilles rabougries et affaiblies par l’âge. Elle préfèrera donc les nommer personnes âgées, seniors, personnes du troisième âge, voire anciens, pour aller jusqu’au bout dans la démagogie. Elle oublie donc au passage que les vieux sont vieux, et qu’ils ne vont pas tarder à mourir (ou à passer à un état de non-vie, si vous préférez). Elle crée également chez les vieux une honte ardente de leur âge : ce qui fait souffrir ces gens-là, ce n’est pas tant le fait d’être vieux que le fait qu’on se comporte comme si ce n’était pas le cas.
Cet état de fait, Robert et Renée ne sont pas encore assez séniles pour ne pas le ressentir dans toute sa bassesse. Insupportables leur sont ces discours mielleux sur le respect des personnes du troisième âge qui, faussement, tentent de faire la fierté des personnes âgées en leur disant vous restez jeunes. Robert et Renée veulent qu’on les considère comme ce qu’ils sont, des vieux, et que cette considération s’accompagne du respect qui est dû à ceux qui connaîtront bientôt la mort.
Plus tard ils seront en fauteuil roulant. Ou plutôt, par une métonymie assez courante, ils seront des fauteuils roulants. Quand on les baladera à travers un couloir encombré, la personne qui les poussera ne criera pas écartez-vous, une personne en fauteuil doit passer, mais poussez-vous, y a un fauteuil !. Avec personne dedans, certainement.
Jusqu’à la fin donc, Robert et Renée resteront vieux. A un moment toutefois, sauf si la mort les prend par surprise, ils redeviendront jeunes. Trop peut-être, eu égard à ce que la société attend d’eux : ils adopteront un comportement infantile, se mettront dans une position d’attente constante de soins, de chouchouteries, bouderont s’ils ne sont pas satisfaits, requérront une attention constante de leurs enfants devenus parents, et emmerderont ces derniers jusqu’à leur mort. Ils subiront également la désaffection de leurs petits-enfants, ces derniers préférant garder de leurs grands-parents l’image qu’ils avaient quand ils ne pensaient pas encore que ces êtres bienveillants finiraient pas mourir. Robert ira à l’hôpital ; Renée sera internée dans une bonne maison de retraite.
Après avoir vécu cinquante années en commun, malgré une séparation des chambres à mi-parcours, Renée et Robert risquent de finir leur vie à 50 kilomètres de distance, éloignés par la vie, dira-t-on.
Dans son lit d’hôpital, Robert a du mal à conscientiser l’idée qu’il ne reverra jamais sa maison, avec son gros fauteuil confortable et son jardinet qui doit d’ailleurs être totalement pourri par les mauvaises herbes. Il sait juste que pour le moment il est dans cette chambre blanche, face à la prison, et qu’il doit se taper les commentaires chauvins des journaleux sportifs qui officient dans les tournois de tennis en s’extasiant dès que Grosjean marque un point — ça doit être tellement rare qu’on apprécie toujours l’exploit. Ses jambes ne fonctionneront certainement plus jamais, mais il préfère sûrement feindre de l’ignorer. Il n’en reste pas moins qu’il envie les locataires de la prison d’en face : la différence entre lui et eux, il le sait, c’est qu’eux sortent debout.
Si Robert devait tirer un bilan de sa vie, il dirait qu’elle n’a jamais été totalement heureuse, mais qu’elle est aujourd’hui entièrement malheureuse.
Un jour, par chance, il pourra enfin rejoindre Renée à la maison de retraite ; il mourra près d’elle. C’est un soulagement pour tout le monde : sa famille, sa fille, et les infirmières de l’hôpital excédées qui ont failli voter une pétition pour légaliser l’euthanasie pour les gens prénommés Robert.
Les infirmières sont gentilles et attentionnées ; — hélas elles ne sont pas à la hauteur des attentes de Robert — sur le plan physique s’entend. Il y a quand même une petite jeunette pas mal foutue qui lui redonne « du poil de la bite », comme il aime à dire.
C’est bien sa seule consolation lorsqu’il se souvient de son petit-fils qui, jusqu’à ses 10 ans, grimpait dans son lit à ses côtés à l’aube et terminait sa nuit contre lui, ce gros ours ronflant — ce gros ours grâce auquel, mais ce petit con ne s’en rendra pas compte avant 20 ans, il vit.
Quand sa propre disparition est la seule perspective que l’avenir ait à nous offrir, on tente de profiter de tout. Robert n’y parvient pas ; — au lieu de ça il sombre irrémédiablement, conscient que son corps ne tardera pas à lâcher prise — peut-être pour son bien et celui de tous finalement.
Bientôt, il le sait, il y aura la mort ; — et ne resteront que les traces de ses doigts sur la petite glace qui lui servait à se raser.
posted the 02/24/2007 at 08:34 PM by
franz
Tout d'abord, le quatrième paragraphe, dans lequel tu soulignes la mauvaise habitude que prend la société actuelle à vouloir dénommer les choses. Ainsi, comme tu le dis, les vieux deviennent des personnes âgées comme les sourds sont des mal-entendants. Nous sommes à l'heure actuelle dans une société qui ne veut pas voir les choses en face, ou tout du moins les regarder d'un oeil à demi-fermé... ou plutôt à demi-ouvert. La réaction des gens et des médias lorsque Nicolas Sarkozy (étant un athé politique, je ne supporte aucun candidat, que cela soit bien clair) a osé dire clairement les choses en considérant les délinquants comme des racailles est significative de cette société aveugle. Pardon, non-voyante. Vouloir remplacer les mots qui fâchent par d'autres qui ne reflètent que de très loin ce dont on veut parler est l'apanage des sociétés totalitaristes. Big Brother et le Parti se félicitaient de voir le dictionnaire s'amincir au cours des années, pour au final ne plus contenir que quelques mots. Sans langage adapté, on ne peut plus penser, mes frères... Il ne manquerait plus que des caméras filmant notre intimité et, pour le peu, on se croirait dans le 1984 de Orwell. Quoi ? On installe des caméras jusque dans les halls d'immeuble ? Très bien...
Deuxième point sur lequel j'aimerais revenir, c'est sur cette phrase qui m'a particulièrement fait frémir : "Jusqu’à la fin donc, Robert et Renée resteront vieux." Inéluctablement vraie, et pourtant terriblement boulversante. Notre vie n'est qu'une chute continuelle, de la naissance à la mort, et chaque pas que nous faisons, chaque minute que nous passons, ne fait que nous rapprocher un peu plus de cet instant. Le symbole le plus poignant de cette irrémédiable descente aux enfers est la vieillesse, et tu l'as admirablement bien illustré dans ton texte.
Bravo pour cet article.
Parcque les banals "Ouais c'est génials se que tu faits" c'est flatant mais sa n'apporte pas grand chose.
Aussinon sa me fait rire et c'est assez vrai. Et comme dirait note président salengro: "susss aux vieux"