C'est normalement la dernière fois que je modifie et mets en tête de page cette histoire ; après moult modifications, le plus souvent mineures, j'en suis arrivé à ceci. C'est la seconde parte qui a le plus changé, sur la base des conseils qu'un professeur m'a donné, et dans l'objectif d'accorder moins de place à Radiohead tout en montrant bien l'importance de ce groupe sur la vie du narrateur.
Aujourd'hui donc, je vous donne la première partie, et demain vous aurez la suite et la fin.
Un accident attendant d'avoir lieu
And it rained all night (Thom Yorke)
We are accidents waiting to happen (Radiohead)
Il a plu toute la nuit.
Et nous sommes montés en voiture, elle au volant, moi à sa droite.
Autour de nous, le noir, la forêt et ses arbres dénudés par l’hiver ; devant nous, la route, sans véritable début ni fin.
Nous étions en train de rompre, c’était une évidence ; et je n’ai pas pu empêcher ces vers de Morning Bell, sur l’album KidA de Radiohead, de revenir à mon esprit :
(Morning Bell
Light another candle and
Release me
You can keep the furniture
Howling down the chimney
Release me
Where'd you park the car
Clothes are on the lawn with the furniture)
Alors, par nostalgie, et parce que ces mots nous correspondaient trop, et aussi pour faire la BO de notre séparation, j’ai inséré KidA dans le lecteur CD, en sachant très bien que cette perle noire n’aiderait pas nos esprits à prendre une tournure festive.
Alors que la voix étouffée et lacérée qui accompagne le début d’Everything in its right place laissait la place à celle épurée de Thom Yorke, elle m’a dit :
« Je te raccompagne chez toi, et après on convient qu’on ne se reverra plus. D’accord ? »
Je ne pouvais pas être entièrement d’accord avec cette proposition. Moi j’avais envie de tout reprendre avec elle, de faire ma vie en sa compagnie, de lui faire oublier ce que j’avais fait, de lui faire des enfants, de lui faire l’amour, bref de faire des choses ; pourtant, sans bien comprendre ce qui me passait par la tête, je lui ai répondu :
« OK. De toute façon c’est ce que je comptais faire. »
On a démarré, commencé de rouler. J’ai allumé une cigarette ; elle aussi.
Je me tournais régulièrement vers elle pour jeter un œil à son visage et tenter d’analyser ce à quoi elle pouvait bien penser, et je ne parvenais pas à déceler quoi que ce soit.
Je ne savais pas trop comment on en était arrivés là ; mais en y réfléchissant, je me suis dit que notre couple avait en fait été, depuis le début, un accident attendant d’avoir lieu.
Le disque est arrivé sur KidA. La lumières des phares transperçant la pluie qui filait sur nous a transformé les gouttes en une myriade d'étoiles filantes. J'ai regardé l’eau s'écraser sur notre pare-brise et créer des rivières se dirigeant vers les bords de celui-ci, et l'ombre de ces rivières a dessiné sur elle des larmes noires s'écoulant le long de ses joues et sur sa poitrine ; pourtant elle affichait un air doux, presque souriant.
Nous roulions depuis un moment, le temps nécessaire à ce que The National Anthem se lance, quand nous avons aperçu des phares dans le rétroviseur. En soi, ça n’avait rien d’étonnant ; ce qui l’était, c’était la vitesse à laquelle ils semblaient se rapprocher de nous.
En quelques secondes, ils se sont trouvés à quelques mètres derrière la voiture. Elle a accéléré, en même temps que l’avalanche de cuivres de la chanson a déferlé sur nos oreilles. Le véhicule qui nous suivait a accéléré à son tour pour nous coller au train. Nous devions rouler à 130 kilomètres par heure, sur une minuscule route de campagne perdue dans le Massif Central ; et il devenait évident que la voiture de derrière avait envie de nous emmerder, de nous provoquer, — voire de nous pousser à l’accident.
J’ai été stupéfait de l’agilité dont elle faisait preuve au volant : elle enchaînait les courbes et virages sans trembler, sans la moindre erreur ; — notre auto semblait flotter à quelques centimètres du sol, évoluer avec grâce et sans heurt. Pour autant, la voiture qui nous poursuivait ne montrait aucun signe de désistement ; avec la même agilité, son conducteur restait collé à nous, comme si nous dessinions un rail auquel il s’était greffé et qui l'empêchait de décrocher.
Alors que le disque arrivait sur How to disappear completely, elle m’a dit, avec un sourire paisible:
« Je crois que nous allons mourir cette nuit. »
J’ai eu envie de lui dire que non, qu’elle conduisait parfaitement et que notre poursuivant allait se lasser, comme dans la pub pour les pâtes Barilla, mais je me suis abstenu, pour éviter de la déconcentrer.
Sur Optimistic, j’ai ouvert un paquet de chips et commencé à en grignoter quelques unes. Elle m’a demandé de lui en passer ; je les lui ai présentées directement devant la bouche, comme des hosties. Je faisais tout ça comme si rien n’était anormal, comme si tout allait de nouveau bien entre nous.
Derrière, l’auto continuait de nous suivre à la trace, nous donnant parfois des coups dans l’arrière-train.
La sodomie automobile n’est pas vraiment une pratique sexuelle qui m’attire, me suis-je dit, — et c’était un message que j’avais envie de faire comprendre à celui qui nous poursuivait.
Alors que nous en étions à Idiotheque, je me suis demandé qui pouvait nous en vouloir comme ça. Etait-il un homme ? Une femme ? Un vieux ou un jeune ? Un humain ou un animal, ou bien encore la voiture elle-même, vide de conducteur ?
Peut-être était-ce le passé de notre couple qui nous rattrapait, les erreurs que j’avais commises qui revenaient à la charge, ou bien sa rancœur à elle qui voulait tout effacer de nous.
Nous venions de finir le paquet de chips et le CD commençait de s’achever sur Motion Picture Soundtrack. Elle semblait toujours aussi calme, sûre d’elle et de sa capacité à nous sauver ; — à moins que son air assuré ne provînt de sa certitude que nous vivions nos dernières minutes, et son calme du fait qu’elle avait déjà accepté cette idée et qu’elle la voyait comme la plus belle chose pouvant nous arriver.
La harpe électronique de la chanson a disparu dans le silence qui précède la virgule finale de l’album ; nous sommes arrivés aux abords d’un virage serré. Je ne sais pas si ç’a été volontaire de sa part, mais ce virage, nous l’avons loupé. La voiture a filé hors de la route, et en la sentant quitter le sol j’ai compris que nous étions au bord d’un ravin.
Nous avons plané quelques secondes, pendant lesquelles j’ai allumé une cigarette, pendant lesquelles elle s’est regardée dans le rétroviseur, et pendant lesquelles la virgule finale de la chanson et de l’album s’est envolée.
A ma droite, j’ai vu passer devant la lune et nous doubler la voiture, identique à la nôtre, qui nous avait poursuivis et avait décollé avec nous.
J’ai vu la personne qui se trouvait dedans.
C’était elle, avec le même sourire doux, calme et sûr qu’elle avait affiché pendant toute cette poursuite. Elle m’a regardé de la même façon qu’au début de notre histoire, quand nous avions l’existence devant nous.
Sans même l’avoir décidé, j’ai regardé à ma gauche.
Elle était toujours là, le volant dans les mains, mais elle pleurait — très discrètement, sans bruit et sans tremblements. Elle s’est tournée vers moi, et son regard était empli de tous les reproches qu’elle n’avait jamais osé me faire, de tout ce qu’elle n’avait jamais voulu me dire pour éviter à notre couple de mourir, de toute la souffrance qu’elle avait endurée pour nous faire survivre.
Notre voiture a cessé de planer et a pris de l’altitude, tandis que l’autre, celle ou se trouvait son visage souriant, a décroché de notre trajectoire pour sombrer dans l’obscurité, et s’écraser dans la forêt en contrebas.
Nous nous sommes envolés. Et il a plu toute la nuit.

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posted the 12/18/2006 at 09:56 PM by
franz