Parfois, en rentrant de chez ma chère et tendre, je passe devant un appartement situé au rez-de-chaussée, et il arrive que dedans j’aperçoive un homme, 55 ans peut-être, assis à une petite table, face à la fenêtre. Ses yeux bleus révulsés, sa mâchoire carrée, son nez retroussé, le rendent effrayant, mais traduisent surtout la déréliction dans laquelle le laisse la société. La première fois que je l’ai entraperçu par sa fenêtre ouverte, j’ai vite détourné mon regard ; j’ai alors croisé une femme qui promenait son chien, un bouledogue ; et le chien avait la tête du type que je venais de voir. (Ou l’inverse.)
L’humanité qui me passionne se divise en deux catégories de personnes : les gens que j’ai envie de tuer, et les gens que j’ai envie d’embrasser. On rencontre ces êtres humains un peu partout, dans tous les endroits que l’on fréquente : bus, faculté, travail, boîte à partouze, que sais-je encore, tout ça c’est votre vie.
Il y a un homme, qui emprunte parfois le même bus que moi, pour qui j’éprouve une sympathie infinie. J’ignore son prénom, je l’appellerai Gérard, après tout ça lui va bien, et ça vous en dira déjà un peu sur lui. Gérard doit être âgé d’environ 55 ans, peut-être 60 ; la bedaine dépassant sur la ceinture, il s’habille dans des costumes simples, pantalon gris, polo bordeaux, veste de daim beige. Sa démarche est mal assurée ; il ressemble à Hardy, vu d’un peu loin. Mais c’est en s’attardant sur son visage que l’on accède à toute sa bonhomie : de forme ronde, il porte des lunettes à culs de bouteilles posée sur un pif plutôt fin, aussi inattendu soit-ce. Ses cheveux gris se perdent dans le temps et font des vagues et des remous ; d’aucuns diront que ça lui donne un air de savant fou.
Si j’aborde sa bouche pour finir, c’est parce qu’elle est la première chose que l’on voit chez Gérard ; parce qu’elle est au centre des commentaires physiques que l’on partage en sourdine de son siège ; parce qu’elle fait certainement l’objet de moqueries de la part d’une partie majoritaire de la populace outrancière qui remplit les bus quotidiennement ; parce que, si elle a toujours eu cet aspect, elle a sans doute été à l’origine de brimades cruelles comme seuls les adolescents savent en concevoir derrière leurs boutons et leur obsession pour les chattes.
(Tenez, parmi les gens que j’ai parfois envie de tuer dès la première vision, en tête viennent les pubères, et c’est une pulsion qui ne date pas d’hier, à vrai dire elle n’a jamais été aussi forte que quand je les fréquentais moi-même pour en avoir été un au même moment. Leur voix troncharde, leur manie de se gaver de toutes les merdes possibles, qu’elles soient télévisuelles ou radiophoniques (leur grande passion étant d’écouter les émissions de confessions des radios libres où untel de 17 ans ¾ vient parler de ses pratiques masturbatoires, ou unetelle de 15 ans de ses relations complexes avec ses cops depuis que son copain s’est mis en tête de toutes les tripoter une à une, ou un autre tel de son plaisir à traquer les taches de sang sur les pantalons de ses camarades féminines pour ensuite les charrier sur leurs règles et les défaillances de leur protection, ou à une autre telle de venir cracher sur les mecs qui sont tous des cons — mais comment l’en blâmer, comment lui donner tort ? — ), et leur tendance à se regrouper pour diviser le peu d’intelligence qu’ils ont, m’exaspèrent jusqu’à me rendre fou.)
La bouche de Gérard est difficilement descriptible. A moitié souriante, elle s’ouvre rondement sur des dents disparates plantées de travers, et ses lèvres ne cessent de bouger, donnant l’impression qu’il mâche sa langue, qu’il ne manque par ailleurs pas de sortir de temps à autre pour s’humecter. Parfois le mouvement perpétuel cesse, quelques secondes, pour mieux reprendre, babines, dents jaunes ou grises prêtes à tomber, ouverture/fermeture, sans que cela ne semble provoquer chez lui la moindre gêne.
Indubitablement, Gérard en a souffert à l’école, et peut-être même dans sa famille, face à des parents effrayés d’avoir donné naissance à un monstre. Il a connu les allusions, les insultes directes, les métaphores animalières — hippopotame, poisson rouge —, le rejet certainement des quelques filles pour lesquelles il a pu ressentir quelque chose et qui jamais n’auront voulu poser leurs lèvres douces sur les siennes de peur de se les faire bouffer , et le dégoût de les voir accolées à des bites sur jambes avant de se faire jeter indignement.
Mais quand je regarde Gérard dans le bus, ses yeux ne traduisent jamais les souffrances qu’il a pu connaître. Non pas qu’il les ait oubliées, ni même bien vécues ; simplement il semble être passé par-dessus et, sans doute, survoler celles que pourraient lui faire subir les regards haineux des petites tricoteuses rachitiques qui hantent aujourd’hui les bus de leur hululement caverneux réactionnaire.
Gérard semble mû par une sympathie et une innocence intrinsèques, de celles qui me font croire en Dieu et en l’homme.
Je le regarde, un peu fixement, avec un sourire figé qu’il pourrait prendre pour moqueur ; je jette un œil vers son bas-ventre complètement rond, caractéristique des gros ; la fille (16-17 ans) à côté de lui se lève, il rabat ses jambes pour la laisser passer, il lève la tête vers elle lui sourit du peu de dents qui lui reste ; je crains que cela ne provoque chez elle un mouvement de recul, mais non, joie, elle lui sourit franchement à son tour ; tous les humains ne sont pas cruels.
Je voudrais parler à Gérard, lui dire que par le simple contact visuel que j’ai eu avec lui j’ai eu l’impression d’en apprendre plus que par bien des conversations ; je voudrais qu’il me parle, je pense que c’est un homme très intelligent. Hélas il a du louper pas mal d’emplois à cause de son physique, mais voilà, c’est aussi ça la discrimination, celle de toutes ces ultra-minorités, si rares et individuelles qu’elles ne peuvent pas fonder une association d’autodéfense contre le racisme anti-laids.
Je regretterai certainement de ne pas avoir connu Gérard plus que ça.
Alors à l’homme-bouledogue, à Gérard, à John Merrick l'Elephant Man, aux Freaks de Tod Browning, aux trisomiques, aux martyrs d’une société qui n’exige que la beauté, à tous ceux qui subissent le pire racisme de tous, celui qui refuse la laideur, je vous aime, parfois vous me donnez envie de pleurer, de vous prendre dans mes bras en riant, vous êtes ce que l’humanité a produit de plus beau.

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posted the 11/19/2006 at 10:10 PM by
franz