Paul Rivière et Mathilde Minot allaient assurément passer une bonne soirée.
Ils ne connaissaient pas très bien Marc Rouchont, dont ils avaient fait la connaissance par le biais d’amis en commun ; et surtout ils étaient conscients que la différence d’âge qui les séparait était un élément qui risquait de complexifier les relations. Ils l’avaient toutefois régulièrement croisé au cours de soirées et avaient même sympathisé avec lui ; au reste, il y avait bien la preuve d’un désir d’approfondissement relationnel dans l’invitation qu’il leur avait adressée.
Agé de quarante ans, Didier était un informaticien célibataire divorcé, mais surtout il était le fournisseur en herbe des amis de Paul et Mathilde ; là résidait d’ailleurs son principal intérêt.
Ils arrivèrent à son domicile, rue Baudelaire, vers 19h30 ; il habitait au sommet d’un immeuble typique de Nancy, dans une sorte de loft avec une grande verrière ; bref son habitat avait tout d’un atelier d’artiste. Marc n’avait pourtant rien d’une personne ouverte à l’art ; la plupart de son temps il était plongé dans son écran à la recherche de matériel nouveau et original. Il avait toutefois une culture musicale particulièrement vaste, et avait fait découvrir à Paul et Mathilde nombre de groupes et artistes indispensables, à l’image du Velvet Underground — et donc de Lou Reed —, de Neil Young, des Who, ou encore de Beck et Radiohead.
C’était un samedi soir typique d’octobre, les feuilles mortes couvraient le trottoir. Il est à noter qu’il faisait pourtant doux, du reste Patrice Drevet avait annoncé avec son sourire habituel que les températures étaient de 10 degrés supérieures aux normales saisonnières (contrairement à son intelligence qui, elle, restait constamment sous la normale populaire) ; enfin en tout cas c’était sûrement dû au réchauffement climatique, la fonte de glaces, tout ça. En l’occurrence Paul s’en foutait ; étudiant en Lettres, c’était à peine s’il s’occupait de ses études — bien qu’excellent élève —, et puis surtout il était là pour fumer et boire et se marrer.
Sur le pas de la porte d’entrée de l’immeuble, Paul et Mathilde s’embrassèrent avant que Marc ne réponde à l’interphone.
La soirée débuta tranquillement par un apéritif — Whisky glace — et des cigarettes ; la conversation ne manqua d’ailleurs pas d’en venir à l’interdiction de fumer dans les lieux publics, qui était vécue par les trois amis comme une insulte aux fumeurs et aux libertés individuelles.
L’album banane du Velvet tournait en fond sonore ; plus Paul l’écoutait, plus il le trouvait génial et définitif ; sans aucun doute il lui apparaissait que c’était le plus important album de l’histoire du rock.
Bien qu’une quinzaine d’année séparât le couple d’étudiants de son hôte, une réelle empathie se créait entre eux ; assez vite on en vînt au roulage de pétards, de manière tout à fait naturelle. Marc était un être ostensiblement sympathique, avec sa barbe et sa queue de cheval, et sa manière de s’adresser aux gens de manière très directe et franche en leur communiquant un intérêt véritable pour leur vie.
Vers 23 heures, après avoir écouté Odelay (Beck) et Weld (Neil Young & le Crazy Horse), on revînt au Velvet avec le second album du groupe, White Light/White Heat, monument chauffé à blanc aussi génial qu’inécoutable.
Mathilde se rendît au toilettes, Marc déclara qu’il allait chercher de la nourriture dans la cuisine ; il était vrai que tout le monde commençait à crever de faim et que personne n’avait pensé à manger.
Paul se trouva seul dans la vaste salle à manger, surplombée d’une verrière au travers de laquelle il pouvait voir la lune dans sa plénitude, et au fond de la quelle une mezzanine relativement basse donnait accès aux chambres et aux toilettes.
Il passait une bonne soirée, se disait-il ; pour le moment tout allait mieux qu’il n’eût pût l’espérer, et Marc était véritablement un mec cool.
Ces pensées satisfaisantes faisaient tranquillement le tour de son cerveau quand il ressentit une vive douleur dans l’épaule gauche. En une demi-seconde une lame de scalpel descendit le long de son bras, perça celui-ci jusqu’à l’os à mi-chemin entre le coude et l’épaule, puis commença à lui éplucher la peau.
Paul se tourna vivement sur la gauche ; il vit Marc qui s’affairait tranquillement sur son bras et le repoussa violemment, rendant la douleur plus violente encore.
— Qu’est-ce qui te prend ? hurla-t-il à l’adresse de Marc.
Ce dernier eut l’air surpris par la question.
— Ben, j’ai plus de feuilles pour rouler des joints, alors je suis venu en chercher sur toi…
Entendant cette réponse, Paul paniqua ; le bras ensanglanté, un lambeau de peau ballant, il courut vers la salle de bain pour y trouver Mathilde et s’échapper avec elle.
Il fût horrifié en se trouvant face à elle. Son visage portait une longue balafre qui parcourait sa diagonale — et étonnamment cette balafre semblait dater d’au moins quelques semaines ; son oreille gauche avait été coupée en son milieu, et la partie amputée avait été remplacée par le morceau d’une autre oreille qui ne correspondait pas à celle de Mathilde ; son œil gauche, pour finir, était entièrement noir dans la partie la plus proche du nez, comme si on avait soigneusement découpé puis retiré la moitié du blanc.
Mathilde ne semblait pas entièrement consciente de son état ; à l’évidence elle était traumatisée, et les souffrances qu’elle avait endurées se lisaient sur son visage, mais elle n’avait visiblement pas pleuré ; elle esquissait même un léger sourire, comme pour rassurer Paul.
Ce dernier s’évanouit immédiatement.
En se réveillant, la première chose qu’il vit fut la verrière au dessus de sa tête, et la lune toujours au même endroit. La seconde chose qu’il vit fut son bras gauche, douloureux, infecté ; un fil de fer attaché aux extrémités de la plaie se nouait autour d’un clou planté au milieu, comme un poteau télégraphique, à l’endroit où le scalpel avait creusé le plus profondément.
Il sentit une terrible gêne dans sa bouche ; pour ce qu’il put en déduire, deux appareils de plastique compressaient ses dents inférieures et supérieures ; le goût du sang s’infiltrait partout, sa gencive était une éponge ; il pouvait à peine déglutir. Il fit le tour de sa mâchoire avec sa langue ; en effleurant une dent, il eut tellement mal qu’il ne put réprimer un rictus de douleur ; il sentit le petit os blanc se détacher et tomber sous sa langue, immédiatement il baissa la tête pour le laisser rebondir sur le parquet dans un filet de sang auquel se mélangèrent ses larmes.
Qu’était-il advenu de Mathilde ? Retrouverait-elle un jour une apparence normale ? Pour lui-même, il y avait encore quelque chose à faire ; à moins que l’appareil qui lui paralysait la bouche ne fût un piège, on devait pouvoir le lui ôter sans trop de dommage, et pour son bras, il faudrait quelques mois et il resterait une cicatrice, mais dans l’ensemble il n’était pas en danger. Dans le cas de Mathilde, il ne lui semblait pas évident qu’il soit possible de lui redonner un jour une apparence normale ; sa balafre lui avait semblé très profondément inscrite dans le visage, son œil gauche était certainement perdu, et, en outre, il n’avait aucune idée de l’endroit où pouvait se trouver le morceau d’oreille manquant. Il se concentra sur elle, se dit que certainement elle avait elle-même conscience d’être marquée à vie, l’imagina pleurant sur le physique qu’elle avait perdu à tout jamais, désespérée, préférant certainement être morte.
Craignant de se rendre fou à force de ressasser ces images insupportables, il se mit à la recherche de Mathilde. Il déambula dans l’appartement silencieux et plongé dans la pénombre ; il se rappela que Marc se trouvait certainement quelque part par ici, près à rattraper ses deux victimes pour les achever.
Il trouva Mathilde dans la salle de bain, endormie dans la baignoire, espéra quelques dixièmes de seconde que son visage ait retrouvé un aspect normal, aperçut ce dernier, constata avec dépit que rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vue, tenta de bloquer les larmes qui pointaient au coin de ses yeux.
Il la secoua doucement, comme il l’aurait fait un banal matin après une nuit passée ensemble. Elle émergea assez rapidement, afficha un air de surprise mêlée d’épouvante. Paul lui fit comprendre qu’il lui était impossible de parler et l’aida à sortir de la baignoire.
Il aperçut la glace de la salle de bain. Peut-être Mathilde ne s’était-elle encore pas vue, si dit-il, peut-être n’avait-elle pas encore totalement conscience de son état ; en tous les cas il ne fallait pas qu’elle se voie dans cette glace. Il lui passa le bras droit autour de l’épaule et serra sa tête contre sa poitrine.
Peu importait que Marc se trouvât ou non dans l’appartement ; il suffisait de descendre de la mezzanine, de traverser le salon et de descendre un petit escalier pour atteindre la porte d’entrée.
A leur grande surprise, Paul et Mathilde atteignirent la sortie sans difficulté.
Assez vite ils se trouvèrent dans la rue, libres. La nuit était encore opaque, ils ne savaient pas où aller.
Il leur aurait d’ailleurs été difficile de décider d’une destination ; la rue avait changé jusqu’à devenir méconnaissable : des bâtiments avaient disparu, d’autres avaient apparu, d’autres encore avaient changé de place.
En descendant jusqu’à l’avenue Poincaré, qui est l’une des artères principales de la ville, ils constatèrent qu’aucune voiture ne circulait ni n’était garée. Les lampadaires éclairaient des rues vidées de toute population et des immeubles mutiques.
Ils errèrent ainsi quelques heures, reconnaissant certains lieux tandis que d’autres leurs étaient inconnus. C’était bien leur ville, mais ils ne la possédaient plus.
Ils atteignirent finalement une gigantesque place tout entourée de bâtiments plongés dans l’obscurité ; une lumière blanche et intense émanait de son centre.
Ils s’approchèrent et se trouvèrent devant la devanture aveuglante d’un supermarché Monoprix. Les portes automatiques s’ouvrirent et les firent pénétrer dans un univers chaud et accueillant rythmé par les musiques de Radio Monop’, qui annonçait déjà les promotions de Noël et donnait des conseils malins pour que les enfants ne soient pas déçus, cette année, par les cadeaux du Père Noël.
Paul et Mathilde se regardèrent ; chacun d’eux était libéré de ses plaies ; elle était aussi belle qu’elle l’avait toujours été, et il parvint enfin à lui adresser la parole, à poser ses lèvres sur les siennes, et à l’étreindre de toutes ses forces. Ils pleurèrent, Monoprix allait être leur Eden, et le leur fit savoir en faisant exploser des multitudes de boules de confettis qui retombèrent sur leur corps illuminés par la joie, tandis que des dizaines de consommateurs heureux se groupaient autour d’eux en célébrant leur réussite et leur courage. L’une d’eux, une femme d’environ cinquante ans, très bien habillée, leur dit : « Ici vous serez heureux ».
Et tout le monde pleura et rit et on déboucha le nabuchodonosor de Moët & Chandon à 84,99 € qui leur avait été réservé et sur lequel ils auraient une promotion sur présentation de leur carte de fidélité.
Le futur était chez Monoprix.
posted the 11/06/2006 at 10:30 PM by
franz
Heureusement qu'il se reveilla et que c'était un rêve. (pour être franc, je trouve la fin bateau, alors que le texte est très bon, passé de l'ennuie d'une soirée de laquelle on est que spectateur à un passage d'horreur atroce, c'est génial. Tout le passage à la Silent Hill est génial. Mais le coup du rêve déçoit un peu...)
T'as pas tout lu ou quoi?
(et j'ai vu ton com sur mon blog et le lien que tu as mis vers mon blog...c'est gentil ! En plus c'est exactement la raison pour laquelle j'ai mis un lien vers ton blog, à savoir que j'aimerais bien être capable d'écrire des textes comme les tiens...)