Mes amis, fuyez !
Fuyez les marécages boueux de nos campagnes outrancières où nos fils et nos compagnes se font violemment égorger par des féroces soldats qui, de surcroît, n’ont même pas la décence de faire leur affaire silencieusement puisqu’ils se sentent obligés de mugir.
Fuyez ces granges où la Ginette se fait prendre entre deux meules, et fuyez ces champs où les vaches se meulent sans même se faire prendre comme la Ginette.
Fuyez ces routes peuplées de limaces baveuses, cet air campagnard insupportable, ces étendues de blé dorées par les rayons du soleil dont on se demande s’ils ont quelque autre activité que celle d’être dardés comme des malpropres par le plus grand des astres.
Fuyez ces lieux où les renards ont la rage et où les hommes ont la peste, où les Juifs courent toujours dans la forêt pour échapper à des nazis persévérants qui continuent de les traquer, transformant une banale cueillette aux champignons en une terrifiante rafle sur d’autres champignons supposés.
La campagne n’est pas faite pour l’homme mes amis, même s’il prend soin de chausser des bottes Aigle fraîchement achetées chez Décathlon. Sauvage, redoutable, asphyxiante, gigantesque, elle nous menace plus qu’elle nous accueille, avec ces bars paumés dans des patelins aux noms étrangement construits, à l’image de Tramont-Lassus, Tramont-St-André, Beuvezin, Pulney, Oëlville ou Aboncourt. Bars dans lesquels rien, pas même le babyfoot, n’obstrue la vision horrifiée de deux ou trois pignoufs campagnards, espèce dont le nom commun est Robert — mais ne vous risquez surtout pas à l’appeler Bob, ou même Bobby, et encore moins ma Poule.
C’est un animal farouche, qui dissimule mal, sous ses dehors bourrus eux-mêmes mal dissimulés par des contours rembourrés qui ne dissimulent pas mieux un état bourré à peine caché par une chemise Vichy assortie à la toile cirée blanche à carreaux rouges de la table en bois de la salle à manger où trône un buffet avec de vieilles assiettes de porcelaine et des photos de vaches, qui dissimule mal donc une vraie peur du citadin, peur qui amène parfois le Robert à des actes inconsidérés comme la poursuite du citadin la pelle à la main et la couture du pantalon dans l’autre pour que ce dernier ne se casse pas la gueule et n’amène ainsi pas le Robert à casser la sienne avec.
Il convient toutefois d’éviter les habituels clichés — que cet article esquive avec brio jusqu’à maintenant, comme vous avez pu le noter — qui veulent que la seule activité du Robert soit d’élever des vaches. C’est vrai, c’est une de ses grandes occupations ; mais parallèlement à ça le Robert aime également la belotte, les pommes de terre à l’eau, la collection d’objets divers (tracteurs, Volvos, poules, lapins), se tronçonner un doigt, récolter les mirabelles, en faire de l’alcool, se bourrer la gueule avec, tripoter la Ginette ou ses vaches et glandouiller toute l’aprèm à sa table nappée en Vichy en regardant par la fenêtre la pluie tomber sur le petit lavoir où jadis les femmes remplissaient leur tâche ménagère — souvenirs, souvenirs, alors qu’au fond la télé noir et blanc laisse apparaître un Julien Lepers surexcité par la victoire de Jeanine, à tel point qu’il gueule que c’est gaaaaaagnééé !, ce qui n’aura du coup échappé à personne.
Fuyez donc les campagnes, et venez vivre en ville !
Ici la vie est belle ; dans ville il y a vie comme on dit chez Monoprix. L’air est pur, carbonisé comme il faut, il suffit d’avoir une certaine résistance à l’abondance de gaz d’échappement même si le plus dur est de supporter la fumée du type que l’on croise furtivement au coin de la rue après être passé sous des échafaudages fragiles et avoir rembarré la troisième aumône de la journée.
La première est celle du gros type du parking qui vous montre gentiment des places libres pour ensuite vous soutirer de l’argent alors que vous vous pointez au parcmètre — procédé malin, parce qu’à ce moment vous avez forcément une petite pièce ou deux à lui céder — et qui vous engueule si vous vous excusez de ne pas lui en donner une, en disant que la générosité alors et qu’il faut penser aux autres et que c’est toujours les mêmes qui donnent pas, comme si le parking était sa propriété privée et qu’on lui louait la place.
La seconde aumône est celle de la nana blonde qui a toujours les cheveux bien laqués et une jolie jupe rouge et qui a l’air un peu toxico et qui demande d’abord, quand vous vous trouvez à la terrasse d’un café, à la table derrière si on n’a pas un petit appel de deux secondes à lui filer parce qu’elle doit passer un coup de fil super urgent, puis à votre table si on n’a pas une petite cigarette à lui donner, puis à la suivante si on n’a pas deux petits euros pour qu’elle puisse se payer le train pour rentrer chez elle sinon elle est dans la merde, et enfin à la dernière si on n’a pas deux euros pour un sandwiche.
La troisième aumône est celle du beau gosse gominé habillé Tacchini qui est prêt à traverser la rue sous le flot de voitures pour nous couper la trajectoire en nous débitant d’un air cool et dansant salut t’as rien contre la banlieue t’es pas raciste bon ben c’est bien tu vas sûrement être généreux avec les jeunes des cités je suis dans une association qui leur permet de faire des activité sportives le week-end tu vois parce que et diatribe sur les difficultés à vivre dans les banlieues donc si tu veux tu signes simplement ici (et on s’exécute cordialement) et dans cette case qui jusqu’alors était cachée par son doigt tu mets le montant de ton don. On dit, parce qu’on a déjà filé un euro à un clochard qui pour sa part avait au moins la décence de ne rien demander abruptement, qu’on est désolé et qu’on n’a pas d’argent sur soi — ce qui est bien souvent vrai —. Ah ouais, toi tu fonctionnes à la carte bleue hein ?, sur un ton charmant. Là le signal piège s’active immédiatement ; de fait si la réponse est oui, le type va enchaîner ben tu peux aller retirer de l’argent au distributeur là-bas si tu veux, il est pas loin, donc on répond simplement qu’on est désolé qu’on est à découvert — ce qui est encore une fois vrai — mais on n’a pas le temps de finir sa phrase de toute manière puisque le mec réplique ok merci mon pote les yeux déjà à l’affût de la prochaine poire.
Suivront l’aumône des mégoteurs qui vendent des photocopies de dessins de Gaston Lagaffe ou de Gainsbourg, et celle des mecs fils de docteur qui veulent se donner l’air de clodos pour se faire un trip Koh-Lanta mais au cœur de la civilisation plutôt qu’à l’extérieur et qui mendient donc le jour en buvant de la Kro et en pourrissant les murs de tags même pas beaux sur la liberté les pourris du gouvernement la générosité l’anarchie avant de rentrer manger des bonnes pâtes à 20 heures chez papa maman.
En ville, si on donne à chaque fois que ça nous l’est demandé, on se retrouve vite contraint de quémander à son tour les passants.
Ne vous méprenez pas sur ce discours qui pourra apparaître comme singulièrement intolérant et symptomatique de notre société individualiste. D’une part j’autorise le premier qui n’agit pas comme ci-décrit à me jeter la pierre et à s’en passer une autour du cou ; d’autre part je tente, évidemment, d’être généreux ; je suis juste rebuté par la mendicité active, j’ai toujours le sentiment que ceux qui la pratiquent ne sont justement pas ceux qui ont le plus besoin d’aide.
A propos d’individualisme et d’égoïsme, c’est à cette échelle que ces caractères s’épanouissent le mieux, avec d’une part les battants, ceux qui n’ont pas peur d’y aller franchement et qui obtiennent certainement une partie de ce qu’ils veulent quand ce n’est pas son tout, et d’autre part les perdants, les silencieux, les faibles, les avachis, plus capables d’afficher le moindre sourire, qui ne subissent pas seulement le manque de générosité des quidams, mais aussi la concurrence d’adversaires bien plus engageants.
La mendicité se montre aujourd’hui sous le jour d’un nouveau marché, d’une nouvelle micro-société, qui divise et dénivelle autant que son modèle.
Fuyez donc les campagnes rurales autant qu'urbaines.
Et fuyez par la même occasion les campagnes politiques, et les journaux qui n’appellent pas Ségolène Royal par son nom mais par son prénom comme si c’était leur pote.

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publié le 24/10/2006 à 22:58 par
franz