Combien de temps avons-nous volé de la sorte ? Il m’est difficile de le dire précisément. Nous avons eu le temps, en tout et pour tout, de fumer trois cigarettes chacun, dans le silence de la voiture abandonnée par les ondes musicales de KidA. Nous ne nous sommes pas adressé un mot ; c'était de manière méfiante que nous nous regardions en coin, toujours en veillant à ce que l'autre ne se sache pas observé.
Elle se tenait sur son siège, les mains posées sur le volant mais pas crispées, simplement de manière à être prête au moment de reprendre le contrôle du véhicule — car enfin, nous n’allions pas nous laisser guider infiniment de cette manière. Elle avait cessé de pleurer, mais son visage portait les traces de ses larmes, et elle ne semblait pas plus apaisée. J’aurais tout donné à ce moment pour retrouver le visage souriant de son double.
Quelques secondes après que la voiture où se trouvait son sosie a commencé de chuter, j’ai pu voir au sol, en ouvrant ma fenêtre et en passant ma tête, un petit éclair lumineux émerger de la forêt que nous survolions, puis se disperser en particules. En jetant un coup d'oeil alentour, cette forêt était entourée de montagnes abondamment peuplées d’arbres divers; du genre feuillus.
Après quelques minutes, sans qu’aucun de nous deux n’ait fait quoi que ce soit, nous avons senti que la voiture se déséquilibrait et cessait de prendre de l'altitude.
Nous avons vu à travers le pare-brise le ciel sortir de notre champ de vision par le haut, tandis que la forêt y rentrait par le bas, comme si le décor se déroulait verticalement sous nos yeux.
La forêt s'est approchée à toute vitesse, comme la gueule d'un gigantesque monstre voulant nous happer.
Je ne sais pas comment elle a réagi, ce que son regard a pu exprimer pendant ces quelques secondes où la mort apparaissait comme la seule chose que nous allions connaître dans un futur trop proche.
Je me suis réveillé avec l’impression d’être partout et nulle part à la fois. J’étais hors de la voiture ; à l’évidence j’avais été éjecté, ou bien quelqu’un m’en avait tiré. La pluie n’avait pas cessé, et la nuit conservait son obscurité. Allongé le nez sur le sol, j’ai commencé par m’asseoir pour m’aviser de l’environnement.
J’étais dans une forêt, mais pas dans une forêt classique. Les arbres étaient un entremêlement de fils de fers barbelés qui semblaient émerger du sol et se nouer pour bâtir un ensemble concret. Leurs branches étaient nues et dessinaient des bras squelettiques qui donnaient l’impression de vouloir se tendre le plus loin possible, de chercher une chose à laquelle s’agripper pour se détacher du tronc de fer qui les retenait. De quelques branches s’échappaient un fil de fer qui allait jusqu’à une autre branche sur un autre arbre ; ainsi tous les arbres étaient connectés et un tissage métallique se dessinait à trois mètres du sol en se détachant du ciel bleu marine. Le sol était couvert d’un tapis de feuilles transparentes, comme faites en verre. Le bruit de la pluie s’écrasant par terre sonnait comme si elle tombait sur des boîtes de conserves.
De la musique s’est mise à émerger de partout et à m’englober.
J’ai reconnu les sons de boîtes de conserves qui ouvrent Packt like sardins in a crushed tin box, première chanson d’Amnesiac, l’album de Radiohead qui suit KidA.
J’ai soudainement pensé à elle. Depuis mon réveil, je l’avais oubliée, je ne m’étais même pas demandé ce qu’il pouvait être advenu d’elle. J’ai regardé dans la voiture ; nulle trace de sa présence ne subsistait.
Je me suis mis en route à travers les arbres, tentant de me tenir le plus possible à distance d’eux : en les approchant, j'avais l'impression que leur branchage allait s'étendre et m'enlacer pour m'étouffer.
Le disque ne devait pas être diffusé dans le bon ordre ; immédiatement aprèa la fin de Packt like sardins, j’ai entendu Pulk/Pull revolving doors et son cortège de sons étranges et saccadés, qui donnent parfois l’impression d’avoir une épilepsie auditive.
(There are doors that open by themselves
There are sliding doors
And there are secret doors
There are doors that lock
And doors that don't
There are doors that let you in and out
But never open
And there are trapdoors
That you can't come back from)
Etait-ce ma vue qui foutait le camp ou la forêt qui était plus étrange encore que je ne le pensais ? Les arbres disparaissaient régulièrement pendant un dixième de seconde avant de réapparaître, en rythme avec la musique. L’environnement m’a alors semblé particulièrement instable, vibrant comme sur une pellicule datant des années vingt, fonctionnant de manière saccadée, comme si chaque arbre était éclairé en permanence par un projecteur qui s’éteignait régulièrement pendant un laps de temps très court. Ce phénomène, appliqué à tous les arbres, aurait tué un épileptique assez rapidement.
J’ai marché quelques minutes dans cette forêt clignotante, le temps que la muette Hunting Bears fasse un petit tour et puis s'en aille, quand je suis arrivé dans une sorte de clairière, assez vaste, dont l'herbe était étonnamment réelle : verte, rugueuse, plastique. L'image s'est soudainement mise au point pour redevenir nette.
(Knives Out). Je me suis avancé ; des voitures calcinées jonchaient le sol. Dedans j’ai aperçu des corps, toujours un homme et une femme, qui pouvaient avoir mon âge, ou pas, à vrai dire il était impossible d’en faire le constat. Il pouvait y avoir quelques centaines de véhicules écrasés ici ; il m’a immédiatement semblé qu’ils avaient connu le même sort que le nôtre. Les cadavres se trouvaient dans un état lamentable ; pourtant l'odeur était la même que partout : douce, chaude et pluvieuse. Il n'en restait pas moins que le spectacle de ces corps démembrés pour certains, brûlés jusqu'à l'os pour la plupart, écrasés pour d'autres, en disait trop long sur les souffrances des personnes encastrées dans leur véhicule ou allongées à terre.
Je me suis replongé assez rapidement dans la forêt, préférant les barbelés et l'instabilité visuelle à la netteté de ce spectacle atroce.
(Dollars and Cents).
Il n'y avait pas la moindre trace de vie animale et encore moins humaine dans ce lieu ; la flore, quoique faite de matériaux créés par l'homme, semblait indépendante de toute volonté humaine.
J’ai furtivement vu, saudain, à quelques dizaines de mètres devant moi, une silhouette féminine se faufiler à travers les arbres.
J’ai couru pour la rattraper, pour la rejoindre ; j’ai couru pour savoir qui c’était, si c’était elle.
Nous avons couru tout le temps de la chanson, dont le rythme s'intensifiait en même temps que celui de la poursuite. Au moment où je n’étais plus qu’à deux mètres sur ses talons, et où j’ai su que c’était elle parce qu’elle portait ses vêtements et son odeur et son corps et ses cheveux, elle a bifurqué brusquement à droite derrière un arbre, et je l’ai perdue de vue.
Essoufflé, paumé, ne sachant plus où aller, je me suis assis quelques secondes par terre, sur le tapis de feuilles transparentes. J'aurais voulu que les arbres coopèrent, qu'ils se montrent plus accueillants que ça ; leur froideur me devenait insupportable ; et bien qu'ils semblassent complètement morts, le barbelé leur donnait l'air vivants, jusqu'à laisser transparaître conscience de leur propre état.
(You and whose army). Trempé par la pluie, j’ai levé les yeux au ciel. Il n’y avait aucun nuage au-dessus de moi, et je me suis rappelé que je n’avais pas vu un seul nuage de la soirée bien qu’il n’ait jamais cessé de pleuvoir. La lune me surplombait, énorme ; elle était entourée d’étoiles et je voyais passer devant elle des taches noires de la taille de guêpes. En y regardant de plus près, je me suis rendu compte qu’il s’agissait de voitures volant au dessus de la forêt.
J’ai pensé aux couples qui étaient sûrement en train de se déchirer dans ces voitures, aux histoires pleines d’espoir qui y prenaient fin, aux regrets partagés par ces gens qui passaient à cinq-cent mètres au-dessus de moi.
Et j’ai pensé à mon couple ; à la manière dont je l'avais irrémédiablement mené à l'abattoir.
J’ai rabaissé la tête, regardé vers ma gauche.
J’ai vu, à cent mètres environ, au bout d'un chemin qui venait d’apparaître et qui se terminait par une minuscule cour entourée d'arbres en bois et feuillus de blanc, un couple entrelacé.
Je me suis rapproché rapidement d’eux jusqu’à les distinguer.
J’ai reconnu immédiatement la fille ; c’était elle.
Le type m’a semblé étranger ; il avait un comportement aimant, il la serrait dans ses bras, l’embrassait à n’en plus finir, et quand il ne l’embrassait pas, il la faisait rire.
Je me suis senti pris sur des plateaux tournants, donné en pâtures aux lions ; ma sensation correspondait parfaitement à celle décrite dans Like Spinning Plates, qui couvrait la forêt au même moment.
(I'm being cut to shreds.
You feed me to the lions,
a delicate balance.
When this just feels like spinning plates.
I'm living in cloud cuckoo land.
And this just feels like spinning plates
Our bodies floating down the muddy river.)
J’ai commencé à courir, pour arriver le plus vite possible à eux, pour la dégager des bras de ce mec qui était en train de lui offrir ce que moi je n’avais pas su lui donner, pour la convaincre de revenir avec moi, et lui dire que je l’aimais, et puis pour casser éventuellement la gueule de celui qui voulait me la voler, s’il n’était pas trop fort.
Quand je me suis trouvé à trois mètres d’eux, elle s’est retournée, m’a vu, a croisé mon regard pendant une demi-seconde, n’a pas affiché la moindre surprise ou même expression, puis s’est engouffrée dans un chemin sur la droite et a disparu.
Je me suis trouvé face à celui qui la tenait dans ses bras quelques secondes plus tôt.
Je l’ai regardé attentivement, en me demandant ce qu’il pouvait avoir de plus que moi, pour qu'elle se jette dans ses bras aussi joyeusement.
Cet homme là n’avait en réalité rien de plus que moi.
Cet homme là, c’était moi.
(Life in a glasshouse a succédé à Like Spinning Plates, comme sur l'album, qui se finit d'ailleurs par ces deux chansons.)
Il avait les mêmes yeux que moi, les mêmes traits, les mêmes cheveux et la même coiffure, la même bouche et le même nez, la même taille et les mêmes vêtements.
J'ai plongé mon regard dans ses yeux verts.
Je lui ai demandé qui il était, ce qu’il faisait là, pourquoi il était avec ma nana, pourquoi il était strictement comme moi, pourquoi elle le préférait à moi ; je me suis énervé comme jamais je ne m’étais énervé ; pour la première fois je me sentais vraiment concerné par ce qui m’arrivait.
Sa seule réponse était un silence complet.
Je me suis tellement mis en colère que je l’ai pris par les épaules, secoué et frappé inlassablement pour qu’au moins un cri de douleur s’échappe de sa bouche, même un gémissement, même une perte de respiration, mais il n’y avait rien. Il restait passif, incroyablement passif.
J’étais si près de ses yeux que je me suis vu dedans ; j’ai vu mon visage déformé par la colère, ma bouche grande ouverte intimant à l’autre l’ordre de parler ; j'ai vu mes yeux exorbités par la colère et surtout la peur, et à ce moment Life in a Glasshouse a deversé ses cuivres aigus sur nous.
J’étais en train de secouer mon reflet, comme si j’avais plongé les mains dans un miroir pour en attraper l’image et la faire parler. Ce que je désirais, au fond de moi, c’était que ce reflet cesse de me renvoyer l’image de mon comportement, et qu'il se mette à bouger.
Je n'ai pas su me calmer.
Nous nous trouvions au bord d’une rivière sur laquelle se reflétait la lune ; excédé et désemparé, je l’ai poussé dedans ; pas plus qu’avant il n’a tenté de se défendre ni n’a dit le moindre mot, et il s’est laissé choir dans l’eau et sombrer dans l’obscurité de la rivière pour disparaître sous les flots, sous mon propre reflet.
Sonné, apeuré, j’ai repensé à elle. Je me suis engouffré dans le chemin qu’elle avait emprunté, jusqu’à en voir le bout, après une bonne cinquantaine de mètres. Très étroit, il me laissait juste la place pour me faufiler entre les barbelés sans m'écorcher. Il aboutissait lui aussi sur la rivière, au bout de laquelle on pouvait voir la lune, gigantesque et basse, comme émergeant de l’horizon, traversée par une multitude de voitures et entourée d’un milliard d’étoiles.
J’ai aperçu au loin une barque, conduite par une femme.
Pyramid Song, deuxième chanson de l'album, mais très certainement sa clef de voûte, a commencé d'émaner de la forêt.
La chanson envahissait mes oreilles, le texte résonnait dans mes entrailles.
Alors j’ai plongé dans la rivière, et qu’y ai-je vu ?
Des anges aux yeux noirs nageaient avec moi ;
la lune était pleine d’étoiles et de voitures astrales.
( I jumped in the river and what did I see?
Black-eyed angels swimming with me.
A moon full of stars and astral cars)
J’ai rejoint le petit bateau à rames, regardé qui le conduisait ; je l’ai immédiatement reconnue.
Elle m’a invité d'un geste de la main à me joindre à elle, m’a aidé à me hisser à bord, m’a souri.
Je me suis assis face à elle, j’ai attrapé une rame, coordonné mes mouvements avec les siens pour nous faire avancer.
Bientôt nous n’avions plus qu’à nous laisser porter par le courant.
Nous ne nous parlions pas ; mais ce silence-là ne traduisait plus un malaise ; au contraire il symbolisait la paix.
Je ne savais pas si j’étais avec l’original ou son double ; et probablement qu’elle non plus ne savait pas lequel des deux sosies se trouvait face à elle à ce moment précis.
Je crois que nous aurions pu être l'un ou l'autre, l'original ou sa copie ; en tous les cas nous étions chacun celui qu'il fallait pour l'autre.
La rivière était bordée par la forêt, mais celle-ci a peu à peu changé d’aspect.
Les arbres en fil de fer se sont métamorphosés, leur tronc s’est couvert ascensionnellement d’une écorce dorée, reflétée par le feuillage de verre qui se trouvait par terre,
et leurs branches métalliques devenues or se sont couvertes de petites feuilles ovales, blanches d’un côté et noir de l’autre,
et en glissant dans les feuillages, le vent a fait briller les feuilles qui ont montré alternativement leur côté noir et leur côté blanc pour créer un scintillement argenté,
et certaines feuilles se sont envolées et ont dansé dans les airs avant de se poser sur la surface lisse de la rivière,
et la pluie s’est transformée en petit rais de lumière blanche et a continué de tomber sur nous chaleureusement,
et la rivière a reflété toutes ces couleurs et s’est couverte d’une épaisse couche lumineuse où l’or et l’argent reflétés se sont mélangés en illuminant les profondeurs, dans lesquelles tous les gens que j’avais aimés me souriaient, dans lesquelles mes courtes sensations de bonheur me revenaient démultipliées, dans lesquelles tout mon passé refaisait surface, et dans lesquelles le futur se dessinait, rempli de joie et de tristesse et d’amour et de vie.
(All the figures i used to see
All my lovers were there with me
All my past and futures)
(And we all went to heaven in a little row boat
There was nothing to fear and nothing to doubt.)
Il n'y avait rien à craindre et rien dont on pût douter.
Le paradis était au bout de cette rivière.
Et nous y sommes allés dans un petit bateau à rames.
A oui, et y'a le fait que je connais pas Radiohead qui m'embète un peu, parce que du coups, je connais pas vraiment l'ambiance que tu veux obtenir dans la tête du personnage. Et pis comme je fais pas anglais, je comprends pas les paroles.
Mais ce qui manque le plus par rapport au reste des articles, c'est la touche d'ironie cynique qui est génial chez toi. Tu me diras, le sujet s'y prète pas, mais je sais que tu serais capable d'en faire.
Sinon sache que je lis tous tes articles, en entier, même si souvent j'ai la flemme de mettre des commentaires, parce que un mauvais commentaire ça gache une belle note. Continue et dors bien ! (rapport à la note qui suit)