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Arnaud Villani, ex-bureaulier du soixante-douzième étage, quatrième porte, de la Tour Montparnasse, voulait faire la révolution. Cependant, s'imposait à son esprit bien rangé la nécessité de retrouver ses amis d'avant, et peut-être aussi...il ne préférait pas espérer, car espérer lui avait coûté beaucoup trop dans le passé. Il serrait un petit bout de papier dans sa main gauche, déambulant dans les rues de Marseille. Il adorait cette odeur de mer, mêlée à celle de milliers de personnes pressées, agrémentée d'éclats de rire, de légères effluves de croissants chauds et de pain moelleux à peine sortis du four... En lui remontait un passé délicieux, qui, à chacun de ses pas, devenait de plus en plus précis. Autour de lui se dessinait les rires et les sourires multicolores des Bizarres, des fragments d'un vase brisé, la chaleur de Bleue, les étincelles qui émanaient d'elle, les mondes créés par leurs livres, ces fameuses réunions où tous discutaient du sort de ce monde, 15 ans à peine et se croyant déjà aptes à tout renverser! Des centaines de livres qui s'entassaient par piles sur les tables, Klaus qui peignait déjà la chenille d'Alice au pays des Merveilles sur ses toiles, Bleue qui écrivait pendant que le Jour, cette fille à la crinière blonde lisait derrière son épaule en riant toutes les deux comme des enfants, de magnifiques enfants aux formes et aux expressions déjà suaves...Près de Lucien qui dévorait littéralement Anna Karénine, se dégageait une légère fumée bleue dont la seule vue vous donnait des frissons d'envies. Pour Arnaud, ce souvenir de fumée bleutée était le seul qui donnait lieu à des contractures dans son estomac, un immense sentiment de culpabilité qui le serrait comme un étau. Ils avaient cependant tous compris que la vie ne valait la peine d'être vécue que dans ce qu'elle avait fait de mieux: les livres, le cinéma, la peinture, l'art en général, et cette drogue douce qui vous transpose dans d'autres univers, tellement plus excitants, tellement plus doux, tellement plus beaux. «Elle porte si bien son nom, cette fumée, pensait Arnaud. Drogue douce, c'est exactement ça... Une drogue doucereuse, pleine de promesses fallacieuses, éphémères, à l'image de la vie.»
Quand le lycée avait déclaré que c'en était fini de leurs beaux voyages au paradis, quand ils ont su que le monde allaient les séparer, ils avaient fait une promesse: puisque pour le moment, la morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, obligeait de réduire les êtres humains, les jeunes, eux, au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci, ils se retrouveraient. Ils se retrouveraient un jour, pleins de nouvelles flammes pour leur révolution. Tous ensemble.
Au fil des ans, on avait écrasé cette belle utopie, on avait réduit Arnaud à un être qui remplaçait la raison par la peur. Mais surtout, en plus de l'avoir séparé
de Bleue la japonaise, du Jour en crinière blonde, de Klaus le peintre raté, de Lucien le Dorian Gray de l'époque, on l'avait désuni de sa Nuit, de cette Julie si réservée mais si étincellante, un chef-d'oeuvre d'obscurité, une étoile, la plus belle de toutes.

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posted the 04/16/2006 at 11:54 AM by
asukaaa
Tu as trop lu Antigone, toi ^^
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Bon ManeW y vont se retrouver quand ???? mdr !!!
D'ailleurs je vais aller me faire la version de Sophocle, rien que pour ça.. ^^
Tu trouves pas d'ailleurs qu'Antigone nous ressemble un peu? (pas coiffées, bizarres, un certain dédain sur la logique et le rationnel, préférant la lune et la nature...