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...quatres épaules délicates qui portaient le deuil du monde...

Julie Shelley était terriblement belle. C'était ce que se répétait désespérement le jeune employé à grosse carrure et aux taches de rousseurs du Cellapho enterprise, contemplant sa patronne à travers son ordinateur où il feignait de vérifier, manipuler, écrire, calculer stupidement les chiffres d'affaires de l'entreprise. Il haïssait ces chiffres, il haïssait tous les nombres, âge ou maths, il préférait regarder en parfait abruti heureux un visage tel que celui de Shelley. D'un chignon qui retenait ses cheveux sombres à l'éclat intelligent de ses yeux, il ne savait ce qu'il vénérait le plus. Ses lèvres était maquillées, à la japonaise, d'un rouge si vif que l'on voyait des reflets blancs de lumière et de volume sur la surface.
-Michel, tu vas te court-cicuiter avec ta propre bave, dit une voix railleuse derrière lui.
Il se tourna subitement et éclata de rire.
Sandy, un autre employé qui aimait les chiffres et le travail au moins autant que Michel, lui souriait. Il lui souriait de son sourire quotidien, celui qui s'affiche tous les jours à côté de son bureau, saluant Michel d'une voix goguenarde, et ne s'empêchant pas d'ajouter:
-Elle est belle, hein, Shelley?
Sur quoi il déposait une tasse de café fumant la première de la journée, sans quitter son éternel sourire goguenard.
Les voyant s'esclaffer, celle-ci, en patronne qui ne veut pas perdre quelques centimes en raison de salariés incompétents, s'avança vers eux, les mains sur ses hanches parfaitement dessinées par son tailleur bleu électrique.
-Puis-je savoir ce qui vous amène à rire ainsi, demande-t-elle, la courbe de ses sourcils qui voulait dire «J'ai pitié de votre ignorance et de votre simplicité d'esprit».
Elle parlait rarement, et nul ne pouvait la forcer à le faire lorsqu'elle n'en avait pas l'intention. Autrefois aussi timide et généreuse qu'une enfant, elle était à présent la femme la plus redoutable de toutes, qui par son silence de glace faisait frémir même les pires mafieux du monde du travail. Ces mafieux qui n'avaient, au début, d'autres buts que de l'écraser sous la dominance de leur sexe prétendu supérieur.
Son regard avait tellement durçi en si peu d'années, elle s'était changé comme tous les autres, en soldat de plomb, livrée au siècle et à la société. Où sont passées, Julie, tes idées d'avant, ton envie de changer le monde? Un dollar a remplacé la photo de Che Guevara dans ton portefeuille, Julie, mais qu'as-tu fait d'eux?
«Ils ont rendus l'âme, tous, répondit-elle. J'ai compris qu'on ne pouvait rien changer, notre destin est tout tracé: notre utilité dans l'Histoire: make money! Tous, tous mes amis n'ont d'autres intérêt que de se battre pour leur salaire! A quoi sert de se raccrocher à des rêves, des utopies d'enfants ignorants quand une seconde de perdue dans mon entreprise est un million de bénéfices en moins?
-Dans ton univers de chiffres, Julie, disait sa deuxième voix intérieure, vois-tu les fleurs que tu écrases sans même leur accorder un regard? Tu marches sur un toit et provoque l'incendie... Vois-tu ce qu'il y a de beau ici, ou vois-tu dans chacun de tes employé un tas de billets en moins ou des machines à travailler, à faire marcher ta boîte? Essaie un peu de voir plus loin, Julie, Julie, combien de temps cela fait-il que tu n'as plus écouté de musique? Tu te rapelles du son de la guitare? Te souviens-tu de quel goût ça a, l'amour? Les fraises, le chocolat, ou à ta gorge ne viennes que l'amer du café artificiel de l'entreprise et l' insipide de ton quotidien?
-Je n'ai pas besoin de tes morales de post-romantiques. Les gens comme toi n'ont qu'à foutre leur nez dehors, histoire de bien regarder si le monde est si beau que ça et de laisser tomber pareils propos à l'eau de rose. Grandi un peu, à la fin.
-Justement, je crois que tu as trop grandi. En vieillissant, de plus en plus pourris par leur contact prolongé avec cette société, les gens oublient ce qu'il y a de vraiment beau et d'important. Tu ne te souviens certainement pas d'Arnaud et de ses yeux dans lesquels chacun y a pleuré un jour? Où chacun s'est meurtri tour à tour... De ses yeux que tu aimais tant contempler, perdue dans tes pensées, et nulles d'entres elles ne parlaient de monnaie, Julie, tu te souviens d'Arnaud? Cette douceur que lui et toi avait en commun, cette timidité, cet air de torturés, d'effacés, d'enfants abandonnés, tellement chétifs dans le grand univers... Mais toujours l'un dans l'autre, réchauffant vos petites mains mutuellement, un minuscule sourire aux lèvres. Deux gothiques innocents, quatres épaules délicates qui portaient le deuil du monde pour pouvoir mieux le changer...Deux ombres remplies d'espoir. Ne me dis pas que tu ne pleure pas l'absence d'Arnaud, Julie, jamais je ne te croirais.
-...
Et sa voix sembla redevenir cristalline, peu à peu.
-Madame? dirent à l'unisson les deux employés.
-Ce... n'est rien. Heu...
Pourquoi suis-je ici, songeait-elle. Mais qu'est-ce que je fais là?
Elle était sortie de sa torpeur, mais à présent, ses pensées auparavant si bien rangées étaient au sommet du désordre, enchevêtrées, indistinctes. L'amour de tout un être... La vivacité des propos... On faisait appel à sa raison et à ses sentiments... Drôlement bien menée, comme argumentation. Je ne peut que m'incliner devant tant de talent, pensait-elle, un soupçon amusée.
-Messieurs...
Elle aurait voulu dire quelquechose de chiffré, d'un ton glacial et sévère, sobre, mécanique. Sa gorge semblait nouée: impossible de prononcer une seule de ces paroles, c'est comme si cette passion s'était éteinte pour donner lieu à un tas d'autres. Elle n'en avait plus envie.
Mais que dire, alors, Julie?
Rien, songea-t-elle.
Un voile.
La brise.
Un soupir.
Et elle partit loin, très loin, le plus loin, aussi loin que ses jambes et son âme purent la porter.
De quoi est mort Lucien ?
Je vous détaillerais tout ça plus tard...
enfin je ne t'en veux pas, on comprend aisément pourquoi tu préfères t'abstenir de perdre ton précieux temps à de telles idioties ^^