Chapitre 5
Alors tu descend dans la rue
Combattre la peste brune
Toi qui n'as jamais pris le chemin vers les urnes...
Arnaud Villani habitait dans une chambre de bonne, près de la tour Montparnasse, juste au-dessus d'un chinois à l'aspect miteux confi dans l'usure. Son réveil sonnait. Cinq heures du matin. Paris n'était pas tout à fait silencieuse, et déjà le soleil grisonnant éclairait tant bien que mal les sinistres immeubles, embrumés par un nuage de pollution. Quelques fenêtres de la Tour Montparnasse formaient une étendue verticale et irrégulière de carrés oranges, tandis que le reste était plongé dans l'obscurité. Arnaud pouvait presque voir les minuscules femmes en tailleur impeccable s'affairer autour d'une pile de dossier.
Lui même travaillait au soixante-douzième étage, quatrième porte, de la Tour. Arrivée au bureau, six heures trente. Nageait dans la paperasse tout le matin, ponctuait son après-midi de diverse tasses de café fumant, plus par habitude que par réel goût de la chose; on lui autorisait également une pose d'une demi-heure à midi trente-cinq précises, où il descendait les soixante-douzes étages par ascenseur, avant d'acheter son rouleau de printemps quotidien au chinois miteux le plus proche. Enfin, à dix-neuf heures quarante-cinq, il pouvait enfin réchauffer une pizza lardons-mozzarella surgelée en regardant la télé.
Venait dix heures, où il se plongeait dans un livre. Un livre lui faisait tout oublier: son douloureux passé, son douloureux présent et la perspective d'un avenir identique.
Il avait découvert les livres et les délices de la lecture en solitaire. Près de son lit, s'entassait en réseve tout ce qui lui tombait sous la main: Baudelaire, Rimbaud, Alexandre Dumas, Simone de Beauvoir, Jules Verne, Lamartine, Chateaubriand, Alain Fournier, Racine, il devenait un héros, il parcourait la terre entière, il rêvait sa vie, et les milliers de pages qu'il engloutissait en mangeur insatiable donnaient un sens à sa vie d'adulte raté, d' homme contre sa nature.
Les livres et les rêves: l'évasion.
Un monde comme celui-ci nous n'offrent d'autre envies que celle de s'évader.
Mais aujourd'hui, à cinq heures cinq précises, Arnaud Villani n'allait pas enfiler son costume-cravate impeccable. Il n'allait pas non plus attacher ses cheveux épars avec un élastique qui les emprisonneraient, ni les tirerait à mort, ni les couvrirait d'un gel gluant pour qu'aucune imperfection n'apparaisse. Il n'allait pas nager dans du papier, et il n'allait pas non plus subir les habituels quolibets de ses collègues à propos de la longueur de ces beaux cheveux châtains clairs, qui bouclaient un peu à la fin. Et enfin, il n'allait plus voir cette horrible petite fille, celle de la femme du patron, qui pleurait à chaudes larmes dès qu'elle l'aperçevait. Un jour, il lui avait demandé pourquoi.
-Tu me trouves méchant, peut-être?
-N...Non, sanglota la petite fille. Mais c'est...c'est vos yeux, monsieur...Ils ont l'air tellement tristes...
Ce à quoi il n'avait su répondre. Cette façon qu'ont les enfants pour s'exprimer... «Vos yeux sont tristes...». Mais c'est moi, qui suis triste, bordel!
C'est pourquoi le jeune Arnaud Villani avait acheté un billet de train à destination de Marseille. La ville de son adolescence... Il avait des gens à voir, là-bas. Au diable le boulot, au diable cette foutue Tour d'angoisse, au diable cette ville polluée, lieu de culture, tu parles, culture pour les plus d'un million par mois, alors! Adieu, ville infernale, où les flics labourrent les rues, où les bobos pleurent la misère d'en face dans leur vieil Auteuil...
Bon vent, Paris.
Moi, je pars, pensait-il.
Et la gare de Montparnasse l'attendait.
Il acheta une barre chocolatée dans le distributeur et prit place dans le TGV. Il remarqua la longue ligne rouge sur le dossier des sièges. Il décida, pour passer le temps, de dévisager tous les voyageurs: escapés, fugitifs, esclaves, il ignorait qui ils étaient, mais eux aussi ignoraient qui il était.
Le wagon démarra; deux jeunes discutaient à voix basse en échangeant de petits sachets transluicides qui n'échappèrent pas au regard inquisiteur d'Arnaud.
Au bout d'un moment, il se leva et ouvrit la porte des toilettes. Un petit miroir lui renvoyait son image, et il fut très surpris. Les cheveux en bataille, enfin libres, un large pull noir et un de ses bons vieux jeans qui lui allait deux fois, les yeux cernés de noir, avec toujours ce deuil universel à l'intérieur: pas de doute, il avait rajeuni. Dix ans de moins, tel était son pronostic.
Était-ce la perspective de remonter aux sources, de retrouver ses amis d'enfance qui avait opéré sur lui, lui donnant cet air nonchalant et nihiliste? Ou étais-ce simplement le fait de ne plus enfermer son corps dans les costumes trop bien coupés, dans ces prisons physiques, totalement en désaccord avec sa véritable nature? Arnaud ne savait pas, mais le passé lui revint à l'esprit. En pensant avec nostalgie à ces idéaux perdus, un léger sourire apparut sur ses lèvres, comme une vague de chaleur. Et durant tout le trajet, il ne le quitta point.
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posted the 03/23/2006 at 06:37 PM by
asukaaa