Il eut un grésillement.
Une voix masculine résonna.
A l'image du monde.
-Au fond, nos amis sont ceux qui nous ressemble. Alors notre esprit va en s'amenuisant. Et nous ne connaissons plus rien d'autre que nous-même.
-Mais, N'est-il pas sulfureux déjà de se connaître soi-même? Que ferais-je, pour l'entière connaissance de mon âme! Puissiez-vous dire vrai!
Bleue sentit que son coeur avait défailli. La deuxième fois ressemblait fort à celle de Lucien. Mais un Lucien beaucoup plus jeune, celui qu'elle avait connu pour la toute première fois.
-Tu te crois intelligent, c'est ça qui me tue. Tu ne sais rien de rien, dis-toi que ton ignorance est ultime, et que ton...
-...savoir est infime, je sais.
Les silences de l'enregistrement étaient marqués par de longs grésillements. Les deux personnes parlaient lentement, prenaient leur temps pour répondre.
-...
-Je suis d'accord avec vous, mais je suis intelligent tout de même. Le savoir n'a rien à voir avec l'intelligence.
-L'intelligence, c'est l'art de se poser les bonnes questions. Or, aucune de celles qui trottent dans ton esprit ne sont les bonnes.
-Qu'en savez-vous?
-Je lis en toi comme dans un livre.
-Vous ne pouvez pas, monsieur, vous ne pouvez tout de même pas entrer en moi!
-Non, mais tes yeux..
-...où rien ne se révèle
De doux ni d'amer
Sont deux bijoux froids où se mêlent
L'or avec le fer.
-...
-C'est du Baudelaire, monsieur.
-Je sais.
-...
-...
-Vous ne savez donc pas rien, en fin de compte.
-Je ne sais que des choses futiles et superficielles. Tout comme tes questions, d'un intérêt limité sur ta propre personne. Tout ça par peur de l'importance des Autres Questions, les vraies, celles qui traitent de l'origine, de l'essence des choses, du vrai et de tout ce que les hommes ont en commun, tous les autres individus comme toi et moi.
-Mais «moi» est, enfin, je suis l'homme le plus important du monde, selon mon point de vue! Seul mon bonheur à moi me préoccupe! Et ne dites pas que je suis égoïste, c'est un reproche et une morale de bas-étage, tout le monde, sans exception, doit l'être s'il espère un tant soit peu devenir heureux un jour! Vous le savez, tout le monde le sait! Nous sommes capitalistes, monsieur!
-Haha. Mais ça, jeune homme, c'est parce que tu n'es pas encore tombé amoureux, crois-moi. Un jour viendra où ton bonheur dépendra totalement de celui d'une autre.
-...
-...
-Arrêtez de sourire comme ça, monsieur... Vous vous moquez, là.
-Pas du tout. Tu as eu du cran de dire ça. Tous les gens de ta classe le pensent et n'osent
l'avouer. Toi tu l'as fait, c'est très bien, Lucien.
-Ce n'est pas de ça que je parle. Vous vous moquez de la nouvelle élève, la...la japonaise et de ce qu'elle m'a dit ce matin, n'est-ce pas?
-...
-...
-...Monsieur, je vous en prie, arrêtez ce sourire une bonne fois pour toutes.
-Tu es amoureux, hein, Lucien?
-...
-...
-...
-...
-Monsieur, vous souriez encore une fois comme ça, je crois que je vous fous mon classeur en pleine face.
-Allons, Lucien, ne sois pas si gêné !
-Je-ne-suis-pas-gêné!
-Et bien soit. Partons de l'hypothèse où tu es follement amoureux de cette ravissante japonaise, et où...
-Je ne suis pas amoureux d'elle! Et elle n'est pas si ravissante...
-C'est fou comme chaque micro-cellule de ton corps et de ta peau pense le contraire de ce que tu affirmes, Lucien.
-Ah, monsieur, commencez pas avec la bio, vous savez que j'aime pas ça.
-Certes... C'est mon métier, tout de même, que d'en parler, alors c'est excusable. Et puis l'expression était plutôt bien formulée, non? J'en parlerais à ma femme, de cette métaphore...
-Ne me parler pas de votre femme non plus! Quelle horrible prof de français! J'ai jamais autant détesté Flaubert qu'avec elle en commentatrice. Remarquez, au rythme où elle va, elle pourrait même me faire haïr Edgar Poe.
-Ma femme n'est peut-être pas une très bonne prof, Lucien, mais c'est une femme admirable. Et je t'empêcherais de dire le contraire. Tu as été élevé dans une famille où la femme est dévalorisée comparée à l'homme (murmure imperceptible de l'élève murmurant: «j'ai pas de famille, monsieur»). J'aimerais te faire comprendre qu'elles nous réduisent parfois à l'esclavage, nous les hommes, avec leurs voix, leurs yeux qui se voilent, leurs manières de rire à tout si légèrement et puis...
-Oui, bon, bref, continuez, monsieur. Vous parliez de partir sur une hypothèse.
-C'est vrai, Lucien. Excuse-moi. Donc, je disais que tu... tu tombais soudainement amoureux. Faire plaisir à l'autre t'importe plus que tout au monde. Comment crois-tu que tu vas réagir? Évidemment, tu...
-Je veille à son bonheur, mais uniquement parce qu'il fait partie du mien! Ça revient à ce que je disais tout à l'heure!
-Oui et non, jeune homme.
-...
-Pour la bonne et simple raison que tu inclus le bonheur de quelqu'un d'autre dans le tien. C'est ça qui commence à différer de tes propos.
Puis après tu auras des enfants. Leur bonheur à eux-aussi jouera une place importante dans le tien. Puis ceux de tes petits-enfants, de leurs femmes, etc. Alors, Lucien, je te demande d'imaginer, de seleument imaginer un monde où chacun voudrait le bonheur de l'autre, voir de l'humanité toute entière. Une sorte de bon Dieu.
-Tout le monde serait Dieu, alors?
-En quelque sorte. Mais pas le Dieu auquel nous sommes soumis et torturé dans les religions. Un Dieu bienveillant. Pour certains philosophes, les néoplatoniciens je crois, Dieu a laissé sa marque sur nous: notre âme est le dernier vestige de son passage. Pourquoi ne pas créer un monde où chaque individu voudrait le bonheur des autres? Le tien serait assuré par les autres, et tu assureras le leur. Tu comprends, Lucien?
-Oui...Mais les gens sont tellement égoïstes et profiteurs, je n'y crois pas une seconde, même si tout le monde respectait les valeurs chrétiennes sans se persuader d'être sous le joug d'un Dieu dont l'origine, est certes, certaine, mais faussée... Fausse, monsieur. Vous l'avez dit vous même: Dieu n'est pas celui que l'on croit...en qui l'on croit...Il n'est pas le seul détenteur de notre salut (nous seuls le sommes), ni un dictateur pour qui on sacrifie tous ses plaisirs et ses raisons de vivre. Dieu est le créateur du monde, c'est tout. Mais personne ne veux le comprendre.
-Si toi, éclatant de jeunesse et d'espoir, révolutionnaire potentiel, tu n'y crois même pas, où va le monde? La situation empirera, si tu ne fais rien.
-Tout seul, vous dites, je pourrais changer le monde?
On entendit un petit rire.
-Non, Lucien. Avec elle.
Les voix s'éteignirent. Klaus éjecta la cassette. Bleue le regardait fixement . Tous deux avaient les yeux qui brillaient.
Le petit Lucien devenu à la fois amoureux et révolutionnaire grâce à son prof de SVT...
Il avait beaucoup compté pour lui, mais Bleue ignorait que c'était à ce point.
Et sa toute première gêne devant un prof qui lui parlait de Bleue, qui avait déjà deviné, à l'époque, ce qu'il se passait entre eux...
Qui l'avait enregistré? Lucien, pour se souvenir de ces curieuses discussions?
-Hé, Bleue, dit soudainement Klaus. J'ai trouvé ça, aussi.
Il lui tendit une vieille feuille double , de celles qui servent à tous contrôles de collégiens. Bleue la prit et lu:

C'est le genre de réflexion qui me donne envie de continuer, comme un grand coup de vent!
Merciiiii!
Alors continue !
c trop bien continu!