§
Déménageons nos idées...
-Hein, papa, on va les déménager, nos idées?
Le lendemain, Bleue avait acheté un canapé neuf pour Klaus, un lit pour elle, qu'elle eut d'ailleurs beaucoup de mal à faire rentrer dans l'espace très limité du taudis, et une quantité impressionante de tortellinis. Klaus peignait, puis reculait pour contempler son oeuvre d'un oeil critique. Bleue se fit un devoir de faire cuire les pâtes à l'aide du réchaud rouillé. Le soleil était rouge sang. Comme dans un rêve, Marseille somnolait dans la tiédeur des derniers rayons du jour. Dehors, le crépuscule envahissait la ville devenue silencieuse. Dans la minuscule pièce, ils étaient deux spectateurs passifs de ce paysage, réfugiés dans leur tour d'ivoire.
Klaus semblait être terriblement lassé par sa toile, désespérément vide. Il n'y avait qu'un seul minuscule point beige au milieu, à peine perceptible. Il soupira, s'affala sur le canapé sans faire attention à la cuisine de Bleue.
Le silence fantastique des tensions, aux nuances froides, bleutées et grises, s'installa entre eux. Klaus fixait inlassablement le mur opposé, l'air aussi ahuri que s'il regardait une télévision inexistante.
La vrai caricature du peintre raté, songea Bleue.
-Tu ne crois pas qu'on devrais les prévenir?
Bleue s'arrêta. De respirer, de cuisiner. Même son cœur semblait avoir défailli.
-Qui ça? demanda-t-elle inutilement.
Klaus se retourna pour la fixer de ses deux petits yeux noirs, si expressifs. Cette fois, ils marquaient une détermination implacable.
-Eh bien...Eux.
La cuillère en bois tomba sur le réchaud avec un bruit métallique.
On l'ensevelissait. On l'ensevelissait de passé et de passions, de jeunesse et de tristesse, de vagues de nostalgie, de sable du temps.
Le temps.
Qui se faufile comme une anguille et ne cesse
De te mettre dans le vent...
Tryo, Tryo, avez-vous réponse à tout?
A travers la fenêtre, on voit beaucoup de chose. Des roses, un soleil doré qui brille ou une lune qui scintille, des monts brumeux grisonnants, de brillantes gouttes de pluie, les lumières de la ville, la nature qui prie, un horizon, tout au loin, et le ciel qui déteint, des oiseaux qui se reposent, de tendres nuages roses, des fleurs, des fleurs toutes vivaces...
Mais surtout, ce que l'on voit le plus, c'est le temps qui passe. Bleue en particulier. Le passé resurgi au moment où on attendait le futur, se disait-elle. Il vous hante.
Cette horrible déception, celle du retour du passé alors qu'elle attendait tant de l'avenir, la seule chose capable de la faire oublier, de panser ses blessures, s'éteignait et voilà que se ravivait au plus profond d'elle la question qu'elle s'était toujours posée, depuis sa toute petite enfance: Peut-on vivre avec la sensation d'avoir vécu meilleur?
Amours empoisonnées
Des adolescences écourtées
Quand de nos lèvres nous savons dire
Qu'un arbre est tout éclatant de vert
Sans sourire aux vipères
Sans croire qu'on est heureux
Dans des bras vénéneux
Sans croire qu'on vit mieux
Qu' un poète malheureux
Bonheur de rêve vous trouverez
Si, seulement, ah seulement
Le passé ne venait pas vous hanter!
[img=71%]http://www.louisville.edu/~medavi04/asuka.jpg[/img]
Brusquement, Bleue s'était souvenue de tout, tout ou presque. Tant de souvenirs dans un visage si jeune... Ils avaient adhéré à sa peau, s'étaient fondus dans ses traits. Bleue avait l'impression d'être vieille, si vieille qu'elle se demandait si elle n'avait pas mourut un temps, puis, ressuscitée, elle s'était convertie en cuisinière pour clochard, réduite à faire cuire des pâtes sur un réchaud rouillé.
Une Amazone pour la Plèbe, en quelque sorte.
...Comme un Jour...
Un Jour?
Reprend-toi...
Non, Bleue n'avait pas réduit les chances d'existence de Dieu à néant, et encore moins ne s'était faite passer pour Lazare. Elle était là, le visage décomposé par les souvenirs, contemplant Klaus comme on implore la Vérité de nier ce qu'elle vient d'exclamer.
Le soleil avait décliné, là haut, dans l'horizon dessiné par les immeubles.
La nuit enveloppait ce silence, le drapait d'un voile. Bientôt, on ne vit plus que deux paires d'yeux qui scintillaient tristement dans la petite pièce, quatres yeux blottis les uns sur les autres, à la lumière d'un feu qui ne réchauffait guère. Une fois encore, Klaus eut l'impression de ne voir que des ombres du monde dans lequel il vivait. Ces ombres qui dansaient lugubrement sur les murs, sur la toile blanche de son tableau. Ils étaient serrés et emmitouflés dans de grands manteaux, mais le froid persistait. Pour se réchauffer, ils racontaient des histoires de ce passé qu'on avait ravivé, mais dont les braises ne s'étaient jamais éteintes.
Des chuchotements, et le murmure du vent nocturne et glacial qui s'infiltrait à travers quelques interstices.
Dehors, dans la ville endormie et sans méfiance, régnaient les riches noctambules aux manteaux calfeutrés, ceux qui, d'un tour de passe passe, échangent discrètement d'une poignée de main quelques vices de notre monde, pour gagner leur vie, et gâcher celle des autres. Mais cela n'a pas d'importance, les enfants de Marseille dorment. Ils ne savent pas, ou du moins pas encore, qu'ils seront un jour ou l'autre confrontés à ces Mercedes des ténèbres, (essentiellement nocturnes par peur de la vérité que dévoile la lumière du jour). Ils le seront, un jour, ceux qui dorment à présent paisiblement dans leurs couvertures, confrontés à la dure réalité; réalité de leur enfance qu'on leur aura arrachée, qui sera partie tellement vite et si brusquement qu'ils ne s'en remettront jamais. Jamais, à jamais traumatisés à l'idée de tout ce qu'ils auront perdu: les madeleines, les mamans, ce trop-plein d'insouciance et de bêtise attendrissante, cette manière de s'étonner de tout, de voir les choses par leurs yeux et non par leur raison. Toute leur l'adolescence, ils auront froids et chercheront la chaleur; très peu la trouvent ou font semblant, mais c'est déjà un beau message d'espoir de savoir que sa recherche est possible.
Grandir, c'était perdre au fur et à mesure des ans tous les espoirs que les belles histoires d'enfants insufflaient à nos petits cerveaux.
C'est ce que pensaient les quatres yeux, cette nuit-là où ils ne se sont pas beaucoup fermés, ces pauvres yeux morts de froids, qui pleuraient de la glace imperceptiblement, en se souvenant de tout ce qu'ils avaient perdus, eux-aussi, à leur tour, quand ils leur avait fallu grandir.
posted the 02/17/2006 at 08:15 PM by
asukaaa
Je crois que c'est mes deux persos préférés : Klaus et Bleue, non, en fait peut-être que je préfère Asuka, oui.