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Les gens au loin regardaient la belle japonaise qui pleurait, assise sur un banc près du port. Elle semblait très triste. Le ciel d'automne éclatait de bleu, le soleil brillait, il faisait une chaleur délicieuse, quoique innatendue pour un mois de novembre. Pourquoi être si mélancolique? Les marins, fous de joie de pouvoir mettre à l'eau leur précieux navire, contemplaient la jeune femme, si belle et pourtant si malheureuse. Ils ne comprenaient pas. Aucun d'entre eux n'osait lui parler ou lui offrir un tant soit peu de chaleur humaine, intimidés par sa magnificience qu'ils ne savaient nommer. Ils se lançaient des regards gênés entre eux car ignorer la demoiselle leur paraissait très grossier. Un sentiment de mal à l'aise s'installa. Ils lui jetaient des regards furtifs, sans savoir que faire.
Elle finit par sécher ses pleurs et à enfin daigner s'apercevoir de la présence des marins. Elle leur sourit faiblement, ravie de savoir qu'elle les gênait. Ils ne saisirent pas le sarcasme, et l'un d'eux s'approcha d'elle en clauquediquant. Il avait une longue barbe grise, deux petits yeux ronds idiots, le ventre gonflé par l'alcool.
-Hey, jolie mam'zelle, faut pas sangloter ainsi, visez moi ce temps, c'est pas beau, ça, sûr, z'êtes qu'une dame, pouvez pas ressentir ces choses là, vous préférez certainement laver le linge, garder les mômes ou je ne sais quoi, mais...
-Je ne fais pas dépendre mon bonheur du temps qu'il fait, coupa froidement la japonaise, agacée.
Le vieux lui passa la main sur les épaules. Elle eut un frisson, et rejeta violemment sa main en lui décochant un regard meurtrier.
-Ben voyons, faut pas vous énervez, mam'zelle!
«Mam'zelle»... Il lui rapellait son prof de SVT, l'alcoolo.
-...j'disais ça pour vous rendre le sourire! Et pis, ma femme, ça lui remonte le moral quand elle repasse, ou quand elle fait des trucs comme çà, voyez, vous pourrez peut-être...
-Vous êtes pénible, monsieur le marin. Au revoir.
Elle se leva dignement du banc sans un regard pour l'homme qui n'en croyait pas ses yeux. Elle entendit les autres s'esclaffer devant la mine déconfite de leur camarade.
Folle de rage, Bleue revint sur ses pas. Elle ne pensait plus à son chagrin (de nouveau refoulé, songea-t-elle), elle était passablement énervé de la manière dont ce marin l'avait traité. Puis elle se demandait avec effroi si, après Lucien, elle accepterais le contact d'un autre homme.
-J'ai accepté Klaus, pensait-elle fébrilement. J'ai accepté l'étreinte de Klaus.
-Oui, mais tu le connais depuis aussi longtemps que Lucien, dis une petite voix dans sa tête. Tu ne le considère pas comme un «autre homme», plutôt comme un frère, ou quelquechose de ce genre.
- Certes, mais...Oh, et puis ce vieux était répugnant, aussi. C'est pour ça que je l'ai repoussé.
L'autre voix eut un léger rire narquois, comme si elle n'y croyait pas, puis elle s'éteignit.
Marseille sentait le café brun et le croissant doré. Elle s'arrêta à un bar, avant de rejoindre le peintre raté dans son taudis.
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Quand Klaus se réveilla, il eut peine à étouffer un cri de douleur: son ventre semblait se déchirer. Il était pris d'une fringale intense.
-La drogue, gémissait-il en rampant vers le placard miteux où il rangeait ses maigres provisions. L'herbe de hier soir... je suis plus tellement habitué...Quel abruti... Aaah ...
Il s'évanouit sur les tubes de peintures dégoulinants avant d'avoir atteint l'étagère.
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-Aaaargh!! hurla Bleue, lorsqu'elle vit Klaus, le nez tacheté d'un mélange de magenta et de gris bleu.
Elle laissa choir le fin papier blanc, fermé par les deux entortillements si particuliers aux boulangères, qui contenait deux croissants beurrés et dorés à point. Elle se précipita sur son corps inconscient, le gifla à trois reprises, lui jeta au moins deux litres d'eau fraîche sur la figure puis finit simplement par l'apeller:
-Klaus! Klaus! Tu m'entends? Si tu m'entends, cligne des yeux! Ou pince moi le bras, serre ton poing, fais quelquechose, quoi!
Mais de réponse, point.
Klaus gardait ses yeux hermétiquement fermés, et son corps ressemblait à celui d'un poulpe. Prise de panique, Bleue cependant n'apella pas l'hôpital: le remord l'en empêchait, et elle ne pourrait jamais supporter la vue de son meilleur ami souffrant dans la même chambre, blanche comme un désinfectant, que Lucien. Une deuxième vision de cette blancheur détestable l'anéantirais.
Elle décida de recourir à ses rares connaissances de secourisme, qui remontaient elles-aussi à la quatrième. Elle ferma les yeux, pris une grande respiration et se pencha vers Klaus.
-Monsieur, si vous m'entendez, ouvrez les yeux, serrez moi la main, bougez le pied.
Pas de réponse.
Elle continua la procédure.
-Bien. Je vais vérifier votre respiration.
