Chapitre 4
Il y a des écueils qu'il faut éviter.
Quand Bleue se réveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Pour ne pas avoir le temps de penser, elle s'activa. Elle se lava le visage dans l'eau douteuse du robinet tout aussi douteux, puis se tourna vers la porte, ses cheveux noirs en bataille, ses yeux pleins de sommeil. Elle eut un regard bienveillant pour le jeune peintre étalé sur le parquet, endormi presque contre son gré. Il avait été si gentil...
Bleue se souvint des reproches. Elle se souvint des reproches faits par des gens qui connaissaient Klaus à peine, et qui disaient à Bleue de ne pas lui faire confiance, qu'il était un idiot, un inconscient, qu'il ne l'aimait pas. Certes, Klaus violait quelques lois, sans cependant nuire à la liberté de quiconque, Klaus n'était pas un ange, Klaus ne cachait pas ses sentiments mais il n'était absolument pas du genre à faire des débordements: il teintait la moitié de ses propos d'ironie. Un cynique, peut-être. Bleue éprouva une haine féroce envers ces gens et leurs reproches.
Soudain, elle ramassa une feuille de papier vierge et un stylo noir. Elle s'allongea à même le sol, en prenant soin de pas toucher le jeune endormi. Et elle écrivit, comme elle le faisait plus jeune, pour expier ses impressions et ses sentiments, tels qu'ils soient. Les mots glissaient.
«Il est assez incroyable de constater, lorsqu'on a perdu un être cher, comme l'homme et la femme s'acharnent à ressentir autre chose que le sentiment destiné à ce genre de perte. J'éprouve à présent de la compassion et de la reconnaissance pour Klaus, de la colère vis-à-vis des personnes qui le critiquent sans même oser le connaître; mais de chagrin, point. Non, le cadavre de mon ange et de ma passion pourrit dans un hôpital de la couleur la plus détestable que l'abruti qui crèche là-haut, enfin, du moins selon les abrutis qui crèchent en bas, ait créé; mais moi, innommable ordure et lâcheté du genre humain, je ne pleure même pas. Je ne réagis pas, je suis un mollusque, un escargot.
LUCIEN EST MORT, IDIOTE DE NIPPONE! LUCIEN EST MORT!
Enfin,il est mort, quoi!»
Elle relut. Elle déchira. C'était mal écrit, ses impressions n'étaient pas passées à travers la pointe du stylo. Cependant, les derniers mots l'horrifièrent, elle semblait prendre compte de ce qui était arrivé. Elle fut choquée, abasourdie. Les larmes lui brûlèrent les yeux.
Le soleil de Marseille ressemblait à un ange. Elle sortit sans raison, perdue dans ses pensées, clauquedicante comme si le chagrin était le plus ravageur des alcools.
Dans la rue qui mène au port, elle se rapella d'un poème écrit en quatrième, lorsqu'elle avait été si bouleversée par un événement qu'elle n'arrivai plus à ressentir la moindre chose. Ce pseudo-poème n'était, certes, pas génial, mais Bleue l'aimait beaucoup.
Elle était en quelque sorte morte de l'intérieur. Une «mort spirituelle», disait un ami à elle, un ami avec deux grands yeux qui portent la tristesse du monde, qui vous rappelle à chaque instant qu'il y a des gens plus honnêtes et plus innocents que vous qui pourrissent sur Terre. Elle l'aimait bien, d'ailleurs, cet ami aux yeux tristes.
Sa renaissance portait le nom de Lucien.
Le poème était comme écrit pour une amie, pour une amie qui devait répondre à ses multiples interrogations. Bleue s'en souvenait encore.
