Bonnet blanc en laine enfoncé sur la tête, grand sourire accroché aux oreilles, Sulay Djalo, 25 ans, juge le contrat première embauche (CPE) scandaleux et inacceptable. Mais il ne répondra pas à l'appel des syndicats à manifester, mardi 7 février, dans les rues parisiennes. Pas le temps et pas de motivation suffisante : il se voit déjà comme un Indiana Jones à devoir jongler entre ses nuits de réceptionniste dans un hôtel à Paris, ses heures de pion dans un collège et son master de sciences de l'éducation à l'université Paris-VIII à Saint-Denis. Alors, dénoncer la précarité, s'inquiéter des conséquences matérielles des deux années de période d'essai, pourquoi pas ? Mais manifester, ce jeune de banlieue dit non.
Pour l'heure, la rhétorique guerrière des syndicats ne galvanise pas la jeunesse. Le CPE, on est naturellement contre quand on a entre 18 et 26 ans et qu'on s'inquiète de sa future insertion professionnelle. Mais, à la veille de la manifestation contre le projet défendu par le gouvernement, ces critiques trouvent un écho limité sur les campus, dans les lycées, dans les entreprises. La déclaration de guerre à la jeunesse, comme la qualifie l'UNEF, le principal syndicat étudiant, n'a pas encore donné lieu à la mobilisation générale. Une vague inquiétude, quelques discussions entre copains, mais la colère n'a pas débordé le noyau dur des militants.
L'information syndicale sur les conséquences du CPE n'a pas pénétré toutes les consciences. La première fois qu'elle a vu une affiche de l'UNEF, il y a quelques jours, Sarah Benkemoun, 19 ans, en licence d'info-com à Paris-VIII, a cru qu'on parlait des conseillers principaux d'éducation. Christophe Lenerand, 23 ans, étudiant en chimie à Paris-VI, a seulement entendu parler du sujet la semaine dernière lorsque Dominique de Villepin a été invité au journal télévisé de France 2. Sa copine de cantine, Céline Autran, 21 ans, également en chimie, a bien lu quelques articles mais, chaque chose en son temps, elle a surtout bossé ses partiels de janvier.
L'instauration d'une période d'essai de deux années pendant lesquelles le salarié de moins de 26 ans peut être licencié sans motif est toutefois connue. Et vivement critiquée dans son principe comme dans ses conséquences matérielles. Loubna Belrhali, Bastiaise de 22 ans, évoque son expérience personnelle pour condamner le CPE. Cette jeune femme issue d'un milieu modeste a d'abord poursuivi des études de droit en pointillé à la faculté d'Aix-en-Provence, puis s'est tournée vers une formation courte — un brevet de technicien supérieur de professions immobilières —, qu'on lui avait présentée comme une excellente passerelle vers le monde du travail. Mais depuis qu'elle a obtenu son diplôme, en mai 2005, elle n'est pas parvenue à décrocher le moindre emploi dans l'immobilier.
Le gouvernement présente ces contrats comme des tremplins pour l'emploi, mais c'est juste la promesse d'un éternel retour à la case départ. Après avoir obtenu mon BTS, j'ai d'abord enchaîné les inévitables stages qui ne débouchent sur rien avant de me dire : 'Cherche dans un autre secteur !', raconte la jeune femme. J'ai trouvé un emploi dans une boutique de prêt-à-porter de luxe et, là, j'ai compris tout de suite. Le jour de l'entretien d'embauche, je m'étais préparée, levée tôt, j'avais bien révisé mon CV. Ça a duré deux minutes ! Le 'recruteur' voulait juste voir à quoi je ressemblais et m'a dit : 'De toute façon, c'est un CNE', un contrat nouvelles embauches ! Elle n'imagine pas
eplonger avec un CPE : C'est typiquement le genre de contrat qui n'offre aucune perspective à part se retrouver dans un call-center pourri [centre d'appel téléphonique] pendant dix-huit mois.
Pour les futurs bénéficiaires du CPE, le contrat aggrave la relation inégalitaire entre le patron et le salarié. Je crains les abus de pouvoir de l'employeur. Il pourra facilement dire : si tu fais pas ça, je te vire. Il y aura une menace permanente pour le salarié, qui pourra se faire licencier du jour au lendemain, explique Sarah Benkemoun, dont les parents financent les études. La période d'essai est difficile à vivre. Ça veut dire que, pendant deux ans, on n'est pas dans une position d'égal à égal, on est inférieur, on peut rien négocier, sur les salaires, les vacances, note Céline Autran, qui étudie sur le campus de Jussieu mais vit toujours chez ses parents à Drancy (Seine-Saint-Denis).
François Duriez, 21 ans, craint aussi le détournement de la loi par les entreprises. Cet étudiant en histoire à Lille, militant à l'UNEF et à la Jeunesse communiste depuis six mois, en veut pour preuve l'attitude présente des patrons. J'ai été placé par une société d'intérim chez un sous-traitant de Renault. Dans la législation actuelle, un intérim est justifié par le remplacement provisoire d'un salarié ou par l'accroissement temporaire de la production. Mais je me suis vite aperçu que c'était 'mytho' [faux]. Quand je suis arrivé, j'ai bien vu que l'usine tournait grâce à des intérimaires en masse, sans cesse renouvelés. Et, parmi eux, rien que des jeunes. Les seuls CDI étaient des salariés plus âgés.
Comme les autres, Antoine Petitjean, jeune homme de 24 ans, qui rêve d'intégrer l'école militaire de haute montagne à Chamonix ou celle des sous-officiers d'active à Saint-Maixent, ne se fait pas d'illusions. Là encore, c'est son expérience personnelle qui parle, forgée dans son emploi de serveur à mi-temps en CDI dans une pizzeria du centre de Besançon (Doubs). Chaque soir jusqu'à 2 heures du matin, six jours sur sept, en salle fumeurs, ce qui fait plus de 35 heures par semaine.
S'il devait se retrouver sur le marché de l'emploi, Antoine sait qu'il n'échapperait probablement pas au CPE. Avec cette possibilité de licencier pendant deux ans, certains employeurs pourraient se montrer assez capricieux. Quand je bossais en intérim, il y avait toujours cette même menace implicite : si tu ne fais pas tout ce qu'on te demande, on ne te reprendra pas la semaine prochaine ! C'est une sorte de rapport entre employés et patrons auxquels on est habitués, mais, là, c'est deux ans ininterrompus de pression qu'il faudrait accepter sans certitude d'être gardé à l'arrivée.
Le profil de Julien Mouazan, 23 ans, est radicalement différent, mais son analyse est similaire. Le jeune homme a arrêté ses études en 2004 pour fonder, à Rennes, 4com, une microsociété qui achemine des SMS en nombre et conçoit des sites Internet. Ce qui me titille dans le CPE, c'est la période d'essai de deux ans. A mon avis, on n'en a pas besoin pour juger une personne, cela va simplement permettre au patron d'avoir les coudées franches pour se séparer du salarié à sa convenance. En patron soucieux de ses intérêts économiques, Julien envisage toutefois de recruter un CPE d'ici à la fin de l'année pour assurer le développement commercial de son entreprise. Mon associé et moi, nous serons sans doute en mesure d'embaucher un premier salarié avant la fin de l'année. Je crois qu'on le fera en CPE, car il n'y a que des avantages pour l'entreprise. A part le fait que le salarié puisse partir sans préavis au cours des premiers mois.
Source : Le Monde :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3230,36-738524@51-725561,0.html