La furie qui habite la chambre n’a que peu de rapport avec la femme qu’ils avaient connue auparavant ; une sœur aimante pour Eve et un gibier insaisissable pour Luminous. Ils contemplent à présent l’ombre d’une âme accrochée aux barreaux de sa cellule hurlant sa folie à la figure des visiteurs. On peut lire sur leur visage des émotions si différentes de l’une à l’autre : tristesse chez sa sœur et déception chez son chasseur : sa proie n’existe plus. D'un commun accord, les deux compagnons d’infortune quittent la Nef des fous, ils ne daignent même pas jeter un regard aux cachots dont les portes tremblent à leur passage.
Abattus par leur découverte ils ne décrochent pas un mot sur le chemin du retour. La vie grouillante et bruyante de l’immense cité n’attire plus leur attention en dépit de tous ses efforts : courses poursuites sur les toits, altercation entre un marchand peu honnête et son tout-aussi-peu-honnête client et pour finir des mendiants par dizaines. Rien ne semble les distraire ou les perturber ; après une quinzaine de minutes de marche, ils arrivent devant une auberge : « À la couche moelleuse »
- J’ai pris une chambre pour deux, je pensais naïvement que ma sœur reviendrait ; je t’invite.
- Et demain matin tu prévois une partie d’échec ? L’immense fatigue qu’il avait accumulée au cours des derniers mois perce dans sa voix hésitante et sans hargne.
- Je ne me sens plus d’humeur à jouer à la reine ; tu peux venir sans crainte.
Dans un commun soupir de fatigue et de lassitude, ils poussent la porte en chêne de l’auberge et entre dans la salle principale. Y sont attablés les habitués, des bandits et des gardes jouant aux cartes ensemble et des voyageurs perdus comme eux.
Eve n’y prête pas attention et se dirige vers l’escalier caché dans un coin sombre de la pièce. Elle mène Luminous jusqu’à une chambre du premier étage, la plus éloignée de l’escalier. Celle-ci est décorée très simplement voire succinctement : deux lits collés l’un contre l’autre chacun pourvus d’un petit guéridon et de son inévitable lampe de chevet. Ouvrant le tiroir d’un des guéridons Luminous ne manque pas de sourire en constatant que Le livre y est bien. Au-dessus des lits est accroché un tableau représentant un pécheur face à la mer.
Il s’écroule de fatigue sur le lit et n’a que le temps d’apercevoir Eve entrer dans la salle de bain avant que ses yeux ne se ferment. Les bruits d’eau le bercent et le plongent dans un semi-sommeil étrange où se croisent chasseurs armés de leur fusil, gibiers apeurés et Séléné en furie. Tout ce joli monde évolue sous son regard protecteur. Dans une transition singulière, les personnages oniriques fondent en une cité gigantesque où les bâtiments, vivants, pulsent au rythme d’un cœur absent. Puis, à nouveau, tout disparaît pour laisser place au corps nu et chaud de Séléné ; alors qu’il ouvre lentement ses yeux, Eve se substitue à sa sœur. Cédant aux pulsions de son corps et peut-être aussi à celles de son cœur Luminous enlace la poitrine nue de sa compagne. Sa fatigue est trop forte pour qu’une rancœur d’autrefois puisse s’exprimer. Surtout qu’à ses yeux il avait enfin attrapé sa proie.
L’eau chaude coule son corps dénudé emportant dans son onde l’épuisement et les larmes des dernières heures. Dans la pièce à côté s’est endormie la personne ayant sûrement le plus de raison de vouloir la tuer ; mais qu’importe ? Eve contemple son compagnon au sommeil troublé : son visage se crispe et transpire, son corps s’agite et ses lèvres semblent entretenir une discussion avec un interlocuteur invisible. Laissant tomber sa serviette qui cachait ses formes, elle soulève les draps et se colle contre le corps de Luminous. Ce dernier ouvre péniblement ses paupières, et alors qu’une larme perle, l'étreint avec force. Elle est si heureuse de pouvoir exprimer tout son amour pour cette personne à qui elle a fait tant de mal jadis.
Un fin rayon de lumière vient illuminer son visage qui lentement émerge du sommeil dans lequel il était plongé ; ses paupières s’ouvrent avec difficultés et son iris se contracte au maximum quand avec vigueur les photons de ce nouveau jour viennent s’écraser sur sa rétine. Peu à peu ses sens reprennent le dessus et le reconnectent avec le monde : quelqu’un est en train de prendre une douche dans la pièce à côté et de la rue, il n’entend que le croassement des corbeaux. Sur sa peau, le tissu rêche du drap l’irrite et le démange ; nul son ne provient de l’auberge et si le la lumière du jour ne le contredisait il aurait juré être au beau milieu de la nuit. Impression qui confirmée lorsqu’après avoir tiré les rideaux il contemple une ville fantôme : les rues sont vides, les toits déserts et les maisons abandonnées. Pendant que son regard tente en vain de trouver un habitant, Eve sort de la salle de bain et s’approche de lui ; Luminous sent alors contre son dos la douceur d’une peau nue.
- Qu’y a-t-il ? Tu parais soucieux.
- Je m’inquiète sûrement pour rien, mais il semblerait que nous soyons désormais les seuls résidants de la ville.
- Comment ça ?
- À moins que je ne sois devenu sourd et aveugle dans la nuit, je pense que tu peux aisément constater que nous n’entendons et ne voyons plus aucun habitant.
- Toujours aussi aimable au réveil ? Tu n’as pas eu ton bol de café donc tu es ronchon c’est ça ? Tu seras prié de passer tes nerfs sur quelqu’un d’autre !
- Oh ! Désolé, de vieilles réminiscences désagréables de ta présence. Rien de personnel bien sûr.
- Très classe, bravo. Quoi qu’il en soit après avoir constaté que tu n’étais pas fou, il serait peut-être judicieux de savoir ce qu’il se passe dans cette ville.
La pièce commune de l’auberge a disparu en laissant place à un cimetière de tables et de chaises agrémentées de chopes vides en guise de chrysanthèmes. La fouille des salles adjacentes se solde par le même constat : il n’y a plus personne. La place sur laquelle donne l’auberge est devenue d’un coup beaucoup plus grande depuis qu’elle n’est plus encombrée par des dizaines de marchands et leurs clients. Le ciel est occupé par une nuée de corbeaux qui ont l’air de se concentrer au-dessus d’un point particulier au centre de la ville. D'un commun accord, ils prennent la direction du coeur de la cité ; au fur et à mesure qu’ils avancent, les volatiles sont de plus en plus nombreux et une forte odeur se fait sentir, mais toujours aucune trace des citadins. Les maisons deviennent demeures ; les demeures se font palaces et les palaces se font piller. « Bah quoi ? Ils ne vont pas en avoir besoin s’ils sont morts », lance Luminous après avoir croisé le regard noir de sa compagne.
Une tour de garde placée sur leur chemin leur servit pour se repérer ; du haut de celle-ci, Eve aperçoit quelques pâtés de maisons plus loin un panache de fumée noire qu’elle avait pris quelque temps auparavant pour une nuée de corbeaux, même s’il est vrai que ceux-ci rodent autour. Un tour d’horizon lui révèle plusieurs autres panaches dispersés au sein de la cité, le premier est toutefois, le plus proche.
C’est après quelques minutes de marche qu’ils arrivent sur ce qui fut jadis la grande place de la ville. Une fontaine représentant un dieu de la mer de ses montures arrose un bassin circulaire en dessous, de majestueux édifices blancs entourent la place dont les pavés immaculés réfléchissent les rayons du Soleil donnant au visiteur l’impression de baigner dans la lumière. Les échoppes de riches marchands ponctuent les lieux et des bancs finement ouvragés permettent au passant de se reposer. Cette vision aurait été celle qu’ils auraient vu s’ils étaient venus en d’autres circonstances. Aucune eau ne coule de la fontaine où s’entasse des monceaux de corps calcinés ou en train, les échoppes ont été démontées pour servir de bois de bûcher et entres les pavés noircis par les cendres ruisselle le sang poisseux des habitants. En chef d’orchestre bourreau Séléné siège nue sur l’encolure du puissant cheval de bronze, recouverte de sang elle semble être inconsciente de ce qui se passe ; elle serre dans ses mains une petite lame d’argent dont perlent des gouttes rougeoyantes.
Alors que Luminous contemple la scène en riant et qu’Eve vomit de la bile, un rire se fait entendre : « Hahahahaha ! Tu pensais vraiment me les soustraire ainsi ? Mais je dois reconnaître que je suis impressionné, je n’aurais jamais pensé que tu irais jusque-là. » Pendant que le ricanement se perd dans l’air, Séléné s’active et de sa fine lame trace, sur son corps, des lignes qui forment doucement une figure complexe aux motifs enchevêtrés et complémentaires. Au moment où la pointe ferme ce qui semble être une phrase étrangement intégrée au cœur d’un dessin, une puissante déflagration suivie de plusieurs explosions se fait entendre aux quatre coins de la ville et des lignes de sang se tracent entre la fontaine et les lieux des détonations.
S’approchant de la fontaine, il peut alors voir plus précisément l’œuvre de Séléné : deux fleurs s’enlacent autour de la phrase « Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, » à gauche une fleur de menthe et à droite des glaïeuls.
Un cri de douleur résonne sur la place et sous ses yeux sa proie de jadis s’embrase ; sur un banc plus loin une forme se tord de souffrance dévorée par les flammes. Le visage désormais méconnaissable de Séléné arbore un sourire et dans un murmure prononce : « Meurs ! »

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posted the 02/16/2008 at 07:29 PM by
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