A l'instant où ce cri sort caresse les lèvres de l'adolescent son père se précipite sur lui et enserre le cou de son fils de ses mains. John se débat et tente de mordre les mains de son père tandis que celui-ci resserre lentement sa poigne. Les larmes coulent le long de ses joues mais son regard ne peut se porter sur sa descendance qui vient de sombrer dans la folie et l'oubli. Henry observe la scène sans qu'aucune émotions ne transparaissent sur son visage; une expression de lassitude l'habite.
Un craquement se fait entendre, la nuque du petit-fils vient d'être brisée par son père ; Séléné contemple maintenant le corps sans vie de l'enfant. La tête pendillant doucement au dessus de la table encore dressée, tous ses membres sont pendant dans le vie et ses yeux n'expriment plus rien ; seule la mort l'habite.
Vous comprendrez maintenant l'isolement et la solitude de notre famille... les mots viennent de retentir dans son dos. ... toutefois je suppose que la situation vous parait quelque peu alambiquée voire incongrue mais je vous pense intelligente c'est pourquoi je vais me faire une joie de vous narrer la malédiction de notre famille. Je vous en prie suivez-moi. La voix puissante d'Henry la fascine et l'hypnotise, c'est dans un état semi-conscient qu'elle suit le maître des lieux. Les marches défilent une par une sous ses pieds alors qu'elle gravit l'escalier précédée par le majordome et dans ses bras Henry, majordome qui révèle ici une force surprenante. Ses pas foulent maintenant le délicat tapis revêtant le couloir, ses sens paraissent à la fois étonnement sensibles mais aussi distants comme détachés de son corps. Les murs défilent à la périphérie de sa vision parfois agrémentés de tableaux ou de luminaires lui rappelant un rêve. Elle a déjà emprunté ce couloir, elle sait qu'au bout elle y trouvera le bureau d'Henry et à l'intérieur quelque chose. Elle ne s'en souvient pas il ne reste qu'une impression de tristesse et un flou sur ses souvenirs.
Le grincement de la porte la tire de son égarement et la voix du patriarche lui rappelle définitivement la situation : Je vous en prie entrez, après tout ce n'est pas comme s'il s'agissait de votre première visite dans mon bureau. Franchissant le pas de la porte les souvenirs de cette nuit remontèrent à la surface : le bruit des tuyauteries, le liquide luminescent, la lune, le bureau mais surtout... Grace, ma douce et tendre. Vous l'avez déjà rencontré durant votre visite nocturne mais je présume que vous n'avez pas été présenté. Le ton cynique que prenait Henry ne parvenait pas à cacher le malaise et la tristesse qui l'étreint, un malaise ambiant qui touche aussi Séléné. La présence de cette femme conservé telle un spécimen zoologique et les jeux de lumière confère à la pièce une atmosphère lourde et sombre. Maintenant que vous avez assisté involontairement à la folie d'un fils, la malédiction d'une femme et la déchéance d'une famille vous souhaitez peut-être comprendre la situation. Après tout vous êtes sûrement plus à même de comprendre cela que nous, n'est-ce pas ?
Il y a maintenant deux cent ans de cela une branche de la famille Geneva venait de s'installer dans la région, région qui à l'époque n'était que forêts, collines et vallées. Issue d'une très ancienne famille Européenne qui prenait naissance à la racine de la civilisation, ses quatre plus jeunes membres avaient quitté le berceau familiale quelques mois auparavant ne sachant pas où les mèneraient leur voyage. C'est après plusieurs mois d'errances qu'ils atterrirent en ces lieux alors que le printemps restaurait la beauté de l'endroit en insufflant la vie. Seul une famille de paysans, lesflight , habitait dans les environs, c'est d'ailleurs grâce à leur aide qu'ils bâtirent ce qui sera par la suite ce manoir. Mais je m'aperçoit à l'instant que je ne vous ai pas présenté les membres de la famille : ils étaient cinq à avoir quitté le berceau. Les deux enfants : Ambre la fille aînée de quatorze ans etWill le cadet de dix ans, leurs parents : Grace et Henry ainsi que le frère de ce dernier : Maxime. Et durant un temps tout allait bien, les relations avec leurs seuls voisins étaient aimables même amicales, la modeste bicoque de départ s'agrandissait sous les efforts du père tandis que son frère se chargeait de la chasse et de la culture. Les enfants s'épanouissaient sous l'oeil bienveillant de leur mère et en compagnie de l'unique fils Flight, Tim. Très rapidement les sentiments d'amitié entre Ambre et Tim évoluèrent pour aboutir un an après leur arrivé au mariage de ces derniers. Et c'est ainsi que l'hiver suivant naquit le jeune mais turbulent Phillipe ; par ailleurs cet hiver fut particulièrement rude et obligea les deux familles à se réunir pour partager leurs ressources et survivre. Toutefois cela n'empêcha pas la mort du bébé, ce drame fut tout aussi fatal pour la fragile Ambre qui plongea dans un mutisme et un chagrin implacable. Aucuns des efforts de son mari ne put la sortir de sa catatonie pourtant un matin de printemps elle reparut souriante et joyeuse comme si rien ne s'était passé. Il convient de noter toutefois que selon son mari elle avait changé et d'après ses dires ne serait jamais la même. Cela n'empêcha pas la naissance de la petite Jade à la fin de l'automne. Pendant ce temps la vallée commençait à changer avec l'arrivée massive d'immigrés et la construction du premier village Roth. Rien ne prédisposait ces deux familles tranquilles et heureuses au drame à venir. Un matin de décembre alors qu'Henry était parti rendre visite au village nouvellement construit, Maxime partit à la chasse promettant de ramener un gibier exceptionnel. Malheureusement durant la journée alors qu'il rentrait une biche sur l'épaule il fut attaqué par un loup qui le mordit profondément au bras. Il rentra tant bien que mal le bras ballant. Le soir même la fièvre le cloua sur sa couche et ce pour la semaine qui suivit, voyant que son état ne s'améliorait pas Henry etWill partirent en direction de Roth y chercher le médecin qui venait de s'y établir. Les flight étaient venus proposer leur aide à Grace ce jour-là et miraculeusement Will se leva peu de temps après que son frère ne soit parti en ville. Ce dernier revint alors que le Soleil commençait à s'effacer portant avec lui une médecine préparée par le médecin. La scène qui l'attendait aurait plongé n'importe quel homme dans la folie : sa fille était en train d'étrangler Will, l'homme était méconnaissable : les cheveux hirsutes, la bave aux lèvres, les yeux injectés de sang et une hache entre les mains. A côté de cela Ambre ne cessait de crier : JE TE MAUDIS TOI ET TA FAMILLE POUR QUE VOUS CONNAISSIEZ ÉTERNELLEMENT MA DOULEUR. Son dos était zébré de marques ondulant et luisant légèrement ; à côté d'elle se tenait la fragile Jade dont la tête ne s'accrochait au reste du corps que par un lambeau de chair. Au fond de la pièce s'entassait la famille Flight dont les mutilations semblaient sortir de l'esprit d'un fou. Pour parachever le tout et plonger Henry dans la folie furieuse sa femme gisait sur une flaque de sang inconsciente.
C'est ainsi que depuis près de deux cents ans notre famille subit le sort du pauvre Will et connaît la douleur de la défunte Ambre ; l'éternité est longue quand elle n'est composée que de souffrance...
Séléné s'éloigne de la pièce lentement laissant le vieil homme avec ses démons et ses douleurs, jetant un regard en arrière elle contemple Henry tendant la main vers sa douce et touchant l'enceinte de verre versant une larme de tristesse absolue.

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posted the 07/17/2007 at 12:54 PM by
sp0ken