En cet instant Séléné flotte dans un lieu étrange : il n’y a ni haut ni bas ; ni gauche ni droite. Elle a beau crier à plein poumon aucun son ne se fait entendre, elle ne sait même pas si ceux qu’elle produit existent vraiment. Où que porte son regard elle ne voit que du noir insondable moucheté de petites taches lumineuses mais est-elle seulement sure de pouvoir voir si la lumière n’existe pas il n’y a pas de vue. Elle est seule désespérément seule : la présence qui l’accompagnait depuis tant de temps semble avoir disparue. En vérité si elle ne perçoit ni l’espace ni le temps c’est qu’ils n’existent pas encore, le lieu où elle se trouve ou plutôt le Non-lieu où elle ne se trouve pas est l’infime fraction de seconde, qui durera une éternité tant que le temps restera absent, avant la Création. Non pas Celle engendrée par une Entité supérieure quelconque tel que peut le croire certaines personnes mais Celle qui découle simplement de la logique naturelle : qu’y a t-il avant et après le Rien? Le Tout. Elle pourrait se sentir véritablement libre pour la première fois : rien ne peut limiter ses envies puisqu’aucunes limites n’existent en plus l’esclavage qu’elle subissait depuis des années a brutalement disparu. Mais Séléné n’entend pas ces réflexions métaphysiques et quand bien même elle les entendrait sa situation actuelle lui est plus importante. Pourtant si elle connaissait tout cela elle saurait qu’il lui suffit d’attendre que le temps soit présent pour que la fraction de seconde s’achève et que le Tout existe. Pour l’instant elle panique, il n’y a aucun repère à quoi se raccrocher, elle ne sait pas ce qu’elle doit faire. Elle s’est pourtant mise elle-même dans cette situation : quelques instants auparavant quand le temps existait encore, elle a vu son compagnon mourir, c’est à ce moment que quelque chose en elle s’est brisé et l’a conduit à taillader la chair pour une rime de trop. Une rime qui a libéré sa fureur trop longtemps contenue. Alors qu’elle se souvient des ongles de cette femme tranchant si proprement la fine peau et les délicates veines de son amant, les larmes commencent à poindre à la naissance de ses yeux.
Une larme tombe dans le néant, sa chute vient de créer la première force d’un nouveau monde. Puis elle s’écrase sur le sol se répandant à mesure qu’elle le construit ; très rapidement le sol se propage créant le haut et le bas. Il n’est pour l’instant qu’une simple présence matérielle : il n’a ni définition précise ni aspect particulier c’est pourquoi il existe sans qu’on puisse le voir. A ce qui sera sa gauche un soleil se lève dans le ciel nouveau : les soeurs jumelles : Lumière et Ténèbres viennent de naître. Petit à petit le Tout est mis au monde par sa tristesse : le sol prend un aspect précis : celui de dalle de pierre, le ciel se teinte de bleu tacheté par la blancheur de quelques nuages qui se mettent à bouger créant le vent. Autour d’elle des murs se bâtissent d’eux-même : les pierres apparaissent à ses pieds et glissent jusqu’à leur place dans un mur. Au loin elle voit des arbres pousser en accélérer : une timide feuille soulève la terre pour émerger à la lumière et s’élève pousser par le tronc grandissant qui étale lascivement ses branches autour de lui ; puis les oiseaux poussent des branches attendant pour prendre leur envol. A la manière des arbres elle voit aussi des hommes et des femmes grandir depuis les quelques cellules issues de la fusion de deux gamètes à un être entièrement formé en passant par le stade foetal si vulnérable. Le temps n’étant pas encore, elle ne sait pas si il a fallu sept jours pour construire le monde.
Elle est maintenant dans une immense pièce pavée au centre de laquelle se déroule une partie d’échec ou plutôt se déroulera. Le temps et ses couleurs n’ayant pas encore d’existence tout ce qui compose ce jeu est figé dans une étrange image noire et blanche mais le plus important est que son amant est présent. Ni vivant ni mort il attend qu’on lui insuffle soit l’une soit l’autre, Séléné s’approche de lui, l’embrasse et le serre contre sa poitrine. Ses lèvres deviennent rouges et la couleur se propage depuis ces dernières sur son visage : ses yeux prennent une couleur bleutée tandis que sa chevelure se pare d’une belle couleur brune teintée de reflets blonds. Sa tunique reste blanche et noire mais sa peau reprend sa véritable nuance chair. Le sol noir et blanc à ses pieds se voit subtilement précisé par de petites touches colorées et tandis que la couleur s’étend aux murs colorant les pierres les pièces du jeu côtoyant les deux amants reprennent aussi leurs couleurs. Le monde est maintenant coloré et l’unique absent : le temps n’attend que l’autorisation de Séléné pour revenir. Alors qu’elle serre la tête de son compagnon contre sa poitrine elle sent les larmes couler creusant des sillons le long de ses joues pâles, son visage fatigué exprime à la fois tout l’amour de ce monde et toute la tristesse avec laquelle il fut créé. Ses larmes coulent à présent sur son cou et sur sa poitrine pour glisser sur le visage de cet homme. Elle regarde son visage et lui sourit avec tout l’amour qu’elle a pu avoir “Désolé mon amour.” Elle pose délicatement sa tête contre la dalle blanche de sa position le regarde une dernière fois puis se lève et se dirige vers sa soeur Lia. Elle se tient à quelques pas seulement et regarde avec un visage déformé par un rictus sadique sa victime. Séléné s’approche d’elle, la vue de ce visage lui arrache un douloureux souvenir de son enfance. Mais ce rictus l’envahit de haine pour celle qui par deux fois a brisé son monde, elle approche ses lèvres des siennes et dépose un délicats baisers sur celles-ci avant de s’en aller. Sans se retourner, elle marche vers ce tunnel qui l’a amené en ces lieux par deux fois puis la pression se fait trop forte et elle jette un regard en arrière contemplant son amant une ultime fois. En plus de cette vision elle remarque à présent cet homme qui s’est opposé à la mort de son compagnon. Séléné fait alors demi-tour et pose ses lèvres contre les siennes dans un tendre baiser, pendant un court un instant l’impression qu’il lui rend le baiser qui dure plus longtemps qu’elle ne l’aurait voulu lui traverse l’esprit. Les lèvres se détachent avec regret se frôlant et se cherchant sans raisons logiques. Elle s’éloigne alors résolue à quitter ce lieu si douloureux pour elle et alors que ses pas résonnent dans le tunnel la conduisant vers la liberté l’image du sourire rouge sang de son amant s’impose à son esprit. Niant la réalité elle accélère le pas vers la sortie, au moment où elle pose le pied dehors une vois se fait entendre : “Je ne sais pas pourquoi, mais je te remercie.”

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posted the 02/25/2007 at 12:17 PM by
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