Eve l’a enfin laissé tranquille, lui et son corps meurtri. Peut-être lassée de jouer avec sa peau et de le torturer mais il en doute. Il peut enfin sombrer dans les méandres de l’inconscience, flotter dans le vide du silence et voguer sur les vagues du repos. Un sommeil agité où les vaguelettes se sont vite transformées en imposantes vagues ; ballotté dans tous les sens son repos est troublé par l'impression de ne jamais rester en place. Ces mouvements incessants le tire peu à peu de son sommeil et quand il s'éveille il se tient debout au milieu d’une place pavée qu’il ne reconnaît pas ; tout autour de lui une brume épaisse lui cache le décor. Il ne voit que vaguement ce qu’il l’entoure : des bâtiments s’élevant si haut qu’ils paraissent se toucher en une sorte de clef de voûte des cieux, ce qui lui semble être des passants tournoient accentuant le flou dans le lequel se tient Luminous. D’aussi loin qu’il peut se souvenir il n’a jamais vu cette ville étrange. Progressivement le bruit ambiant apparaît et croît pour rapidement devenir assourdissant : c’est un mélange de bribes de conversations mêlées aux bruits naturels d’une ville. Il court alors dans une direction prise au hasard pensant échapper à ce chaos, plus il court plus la cime des immeubles donne l’impression de plonger vers lui. A bout de souffle il s’arrête et constate avec effrois qu’il n’a pas bougé d’un pouce, il est toujours au milieu de cette place la seule différence réside dans la hauteur des constructions voisines.
C’est alors qu’une forme se distingue de la foule l’entourant et s’approche vers lui, au premier abord elle ne possède ni forme ni présence mais en plissant les yeux il lui trouve un air très familier sans se rappeler de qui il s’agit. “Ah ! Te voilà enfin fiston on te cherche depuis dix minutes déjà, vient on rentre.” Déclame la forme. Troublé par les paroles de l’apparition, il ne voit d’autre solution pour s'échapper que de suivre celui qui prétend être son géniteur. Alors que son père nouvellement arrivé l’emmène à travers un dédale de rues, il réfléchit à son passé : il y a déjà plusieurs décennies qu’il a oublié son passé. A dire vrai il pense qu’il l'a définitivement oublié lorsqu’il changea de corps pour la première fois et que son esprit quitta pendant un instant une enveloppe charnelle laissant derrière lui un morceau de sa vie. Au prix d'un effort considérable pour extirper de sa mémoire ce souvenir, il se souvint.

Le soleil venait de projeter ses rayons sur la vieille ville, réveillant ainsi l'enfant qui dormait paisiblement. On était samedi ce qui veut dire que Luminous irait à la bibliothèque pour la première fois comme l'avait promis ses parents. Il venait tout juste d'apprendre à lire mais montrait déjà une envie de lecture grandissante. Impatient comme chaque enfant qui est sur le point de découvrir un nouveau lieu de jeu, il descendit dans la cuisine prendre un petit-déjeuner rapide. Il harcela ses parents toutes la matinée pour aller à la bibliothèque, ces derniers, patients, lui répondirent qui fallait être patient afin de mieux apprécier les choses. C'est en début d'après-midi qu'ils partirent tous les trois pour la ville, lieu que n'avait jamais fréquenté l'enfant. La première chose qui l'impressionna quand il arriva fut la foule : il n'avait jamais vu autant de personne au même endroit. Tous ces étrangers lui faisaient peur et il s'agrippa à la main de sa mère avec force. Levant les yeux au ciel il ne vit que les pointes des immeubles lui occultant les cieux, un curieux jeu de lumière lui donna l'impression que ces derniers plongeaient leur pointe vers lui. A la fois fasciné et effrayé par l'endroit il resta figé au milieu de la foule. Quand il reprit ses esprits il se trouvait au milieu d'une place pavée entouré d'une foule d'étrangers ; Papa, Maman ? Où êtes-vous ? S'il-vous-plait, quelqu'un aidez moi. Paralysé par la peur Luminous tombe à genou sur le sol pavé et pleure de chaudes larmes. Soudain une présence chaleureuse et amicale se penche sur lui, « Que se passe t-il mon petit ? Tu es perdu ? » L’homme lui souris et lui tend la main, Luminous pose sa petite main dans celle de l’inconnu qui le soulève et le met sur ses épaules.

- Alors comment t’appelles-tu mon garçon ?
- Luminous et j’ai perdu mon papa et ma maman.
- Très bien on va les retrouver, je te le promet. Moi c’est Colin.

Les deux compagnons se lancent alors à l’assaut de la ville et avant cela une pause gustative s’impose. Colin conduit le jeune enfant devant l’échoppe d’un glacier où s’alignent des dizaines de pots de glace à tous les parfums ; des plus simples comme la vanille aux plus complexes comme l’appétissant trois chocolats. Au final il prend une double vanille-chocolat tandis que son nouvel ami se rabattra sur l’exotique banane-fruit de la passion. S’en suit une visite de la ville sur les épaules de Colin et une glace fondante à la main, encore un peu et il en oublierait ses parents. Les rires fusent, les jeux s’enchainent, les passants se mêlent malgré eux au jeu et Luminous est aux anges. Alors que les deux compagnons ne cessent de s’esclaffer et de s’amuser, le Soleil, lui, continue son inexorable course et se rapproche dangereusement de l’horizon. A mesure que les ombres étendent leur domination sur la ville et que le froid nocturne s’installe, le jeune se met à frissonner. « Tu as froid ? Alors on va rentrer et on cherchera tes parents demain, tu veux ? » L’enfant tremblotant a tout juste la force de hocher la tête.

Colin le conduit alors à travers les ruelles étroites et sombres de la ville jusqu’à un petit immeuble en retrait. Celui-ci semble condamner mais cela ne parait pas l’arrêter ; l’homme pousse la porte branlante de l’entrée et monte quatre à quatre les marches grinçantes de l’escalier. L’appartement où il l’a conduit est miteux : les murs sont moisis et ne sont que rarement entier, les fenêtres ont été condamnées par des briques et le parquet est régulièrement percé de trous. « Colin, j’ai froid… » L’homme le prend alors dans ses bras et le serre fort afin de lui transmettre sa chaleur. Étrangement Colin n’est pas si chaud que ça, il est même assez froid ; au moment où il se fait cette réflexion Luminous deux dards percés la fine peau de son cou et les fragiles tuniques de ses artères. Il perd connaissance en même temps que son sang quitte son corps.

Il se réveille en sursaut de ce rêve, cela fait des années qu’il n’avait pas rêvé aussi clairement de son passé. Pour être précis il n’avait jamais rêvé de ces évènements fondateurs de ce qu’il est. Il ne peut s’empêcher de verser une larme sans doute fois savoir pourquoi.
Alors qu’il se pose l’étrange question de savoir ce qu’il est advenu de ses parents qu’il voulait tant chercher, la porte s’ouvre laissant apparaître une Eve souriante : “Viens, c’est le moment de devenir mon roi !”