La sensation d'une goutte glissant le long sa joue et chatouillant de sa subtile odeur salée ses narines tire Séléné de son inconscient. Léchant cette goutte téméraire qui titille la commissure de ses lèvres, elle prend plaisir à s'éveiller en dégustant son propre corps. Elle essuie du revers de sa main la trace humide qui sillonne son visage. Ses yeux rougis par la tristesse redécouvrent les lieux : elle n'a pas bouger, ni sa dernière victime qui repose toujours dans les bras de la statue. Enfin réveillée ! Ce n'est pas trop tôt, tu te prenais pour une princesse peut-être ? Allez on s'en va. Cette voix désagréable et cinglante résonne à nouveau dans son esprit transformant un réveil doux et agréable en un tourment.
Ses pas résonnent dans les grands halls peuplés de figures figées pour l'éternité qui lui semblent bien plus vivantes que les rares visiteurs qu'elle croise. Elle se sent observée, dévisagée voire critiquée, elle en l'a l'habitude et n'y prête plus attention. Elle entend les sons de la ville, des habitants : le vacarme habituel. Les sons parviennent jusqu’à son oreille, l’influx électrique parcourt synapses et dendrites mais rien ne se produit en aval. Elle refuse à son esprit le droit d’entrer en relation avec ce monde extérieur qui ne fait que la blesser ; isolée du monde elle s'apaise et se détend. En quittant le bâtiment une vague pensé pour la femme qui repose dans l’oubli entre les bras d’un ange traverse son esprit mais n’y reste pas, rien n’y reste plus.
Ses talons heurtent les pavés de la rue avec une cadence de métronome qui la plonge encore plus dans son isolement. Les façades défilent en périphérie de sa vision, sur le même plan évoluent les passants qui ne remarquent pas cette personne, située à moins d’un mètre d'eux, qui peut d'un instant à l'autre se transformer et devenir leur ennemi mortel. La scène comprend un décor citadin banal avec ses immeubles, ses passants moroses et ses rues lugubres, l'acteur est une forme sombre qui prend un malin plaisir à torture sa spectatrice. Les trois coups de bâton viennent de retentir et le monologue de l'acteur commence, pourtant Séléné ne saisit pas le sens de ses paroles. Elle se concentre alors sur les claquements de ses talons sur les pavés pour s'extirper de cette sinistre mise en scène. C’est dans un état second sans avoir réellement conscience de ce qui se passe ou de ce qu'elle fait qu ’elle arrive chez elle. Se déshabillant en hâte elle jette négligemment sur le dossier d'une chaise ces pièces de tissu qui sentent la mort : celle de deux femmes, sa victime et la sienne. Elle ne prend pas attention au mot posé sur la table de chevet et se laisse mourir sur ce lit si hospitalier. Ses paupières se ferment doucement lui occultant enfin ce monde si désagréable et hostile, la dernière vision qu’elle aura est celle d’un visage effrayant : un mélange grotesque de cette femme et de son bourreau.
Une douce brise plie les roseaux du petit étang et transforme le vaste champ d’herbe en une mer végétale, les brins d'herbes ondulent au rythme du vent affluant et refluant, le pollen jouant le rôle des embruns. Les rares habitants du point d’eau vivent leur vie tranquillement émettant de temps à autre une parole pour signaler leur présence. Les oiseaux ont commencé depuis quelques jours les parades aériennes de séduction transformant le ciel en un champ de bataille où les individus tombent abattus puis repartent au combat plus déterminés que jamais. C’était un tendre jour du début de l’été, de la maison émanait une agréable odeur de cuisson et les rires des fillettes habitaient les lieux. Pour un temps Lia oubliait sa souffrance et sa différence, elle oubliait le temps qui lui restait à vivre ; ou plutôt l’absence de temps. Pour l’instant il n’y avait qu ’elle et sa soeur aîné Séléné jouant comme le feraient des enfants de leur âge. Si la plus âgée des deux soeurs était plutôt jolie pour son âge avec ses mystérieux mais ô combien expressifs yeux argentés et les petites fossettes creusant ses joues, sa soeur ne jouissait pas de la même chance : la lèpre avait déjà causé des dégâts considérables en ôtant des extrémités telles que les dernières phalanges ou le nez, entraînant par la même occasion plus de douleurs psychiques que physiques. Elle avait du être jolie avant que le mal ne la ronge et n'éloigne sa beauté à tout jamais.
Leur mère les appela pour le goûter, une délicieuse tarte n’attendait qu’elles pour être dévorée. Un plaisir simple pour Séléné mais une occasion de plus de souffrir de sa différence et de sa maladie pour Lia. Manger une part de tarte quand vos doigts se réduisent à des moignons tenant par on ne sait quel miracle se révèle ardue même pour la plus motivé des enfants qu’était Lia. Sa soeur se rapprocha et lui tendit directement un morceau de tarte avec le sourire si caractéristique d’une enfant persuadée de faire une bonne action. Lia ne le voyait pas de la même façon ce sourire qui lui rappelait toute la différence qu'il y avait entre elle, l'une était joyeuse et l'autre déformée. Cette nuit-là encore les draps rêches lui irritèrent ses plaies lui arrachant des cris de douleur alors que de ses plaies suinte un mélange de sang et de pus. Et cette nuit-là encore Séléné dormit d'un sommeil paisible plein de rêves séduisant d'où est absente Lia.
Malgré l’état de ses mains Lia lisait énormément, au début elle se contentait de livre pour enfant que choisissaient ses parents mais un jour elle leur dit avec une manière très adulte qu’elle voulait choisir elle-même ses livres et que personne ne devraient les lire à sa place. Ne pouvant refuser une demande si juste et si joliment formulée, les parents acceptèrent.
Le lendemain Lia partit de bon matin pour la bibliothèque comme à son habitude, tous les samedis matin elle partait tôt en ville et ne rentrait qu'en fin d'après-midi un sourire de satisfaction en plus. La maison était calme quand les deux enfants n'étaient pas ensemble pour faire les folles et inventer sans cesse de nouveaux jeux. Pendant ces moments où sa soeur n'était pas là Séléné passait beaucoup de temps à la fenêtre se demandant ce qu'elle deviendrait plus tard. Aurait-elle un beau métier comme institutrice ou princesse ? Aurait-elle un gentil mari comme Papa ? Elle était sure d'une chose, elle ne jouerait plus avec sa soeur comme elle peut le faire en ces jours de printemps. Comme prévu sa soeur revint en fin d'après-midi l'air heureuse, quand Séléné lui demanda ce qui la rendait aussi joyeuse elle lui répondit que c'était un secret mais qu'elle le découvrirait vite. Le soir comme chaque soir leur mère vint leur lire une histoire de princesse et de prince charmant et comme soir Lia maudit la phrase Et ils vécurent heureux à tout jamais. Mais ce soir elle se vengera de ces contes.
Elle venait de s'endormir quand un bruit la réveilla, on aurait dit qu'un morceau de métal était tombé. Elle regarda le lit d'à côté, sa petite soeur n'y était pas ; un nouveau bruit, plus proche cette fois retentit. Plus rien, seul le silence répond aux peurs de la fillette. Puis sans prévenir un cri bref emplit la maison, suivit par des gémissements et d'autres bruits étouffés qu'elle ne parvient pas à identifier. Ils semblent provenir de la chambre des parents, Séléné irait bien voir si tout va bien et si ses parents dorment bien mais la peur la paralyse et la cloue dans son lit. Un grincement a remplacé les gémissements, on dirait quelqu'un qui traîne quelque chose de lourd sur le sol. Le bruit se rapproche rapidement et l'effraie de plus en plus ; elle s'enfouit sous ses draps et ferme les yeux se répétant qu'il ne s'agit que d'un cauchemar et qu'elle va bientôt se réveiller. La porte s'ouvre éclairant la chambre d'une raie de lumière, gardant les paupières fermée elle sent que quelqu'un se tient là à côté d'elle. Elle entend même la respiration rapide de celle-ci. Puis elle entend un sifflement...
Il circule beaucoup de ouï-dire autour de ce qu’il y a après la mort, eh bien Séléné n’eut pas le temps de vérifier la véracité de toutes les théories existantes. Elle flottait dans un néant créateur et plein de promesse quand elle se scinda en deux entité : elle-même d'une part et d'autre part un conglomérat de tout le mal qui composait une fillette de dix ans à peine : la tristesse, la vengeance et la peur. Cette seconde entité hurla sa douleur à un monde où le son n’existait pas encore ; puis une troisième présence fut là. Celle-ci était foncièrement mauvaise et sournoise, après une discussion muette, dont le sens échappa à Séléné, elle se lia avec la seconde entité. Cette nouvelle forme de non-vie luisait légèrement et s’approcha d'elle, cette dernière effrayée voulut fuir. Mais où courir quand rien n’existe. Cette forme qui prenait maintenant forme, une forme qui lui ressemblait étrangement l'enlaça. Elle lui susurra des mots doux lui promettant qu'elle ne serait plus jamais triste et que tout irait bien maintenant. C’est ainsi que sans savoir ce qui se passait elle se retrouva liée à une entité dont elle ne connaissait rien mais surtout qui la contrôlait, la dominait et la possédait. Et pour la première fois une nouvelle voix se fit entendre : Bienvenue chez moi humaine ! Nous allons avoir une longue histoire en commun alors autant d'obéir tout de suite.
Séléné se réveille en sursaut de ce rêve qui n’en est malheureusement pas un ; mais un souvenir, le souvenir de ce qui l’a conduit à sa condition actuelle. Jusqu’à maintenant elle ne s’était jamais rappelé de son enfance, mais ce rêve lui remémorait la raison pour laquelle elle tue depuis plus d’un demi siècle : se venger de sa soeur. Car elle avait eu le temps de réfléchir mais surtout de demandé à son coéquipier sur ce qui s'était passé cette nuit. Un autre souvenir remonte en elle : cette femme au long cheveux argentés qu’elle a entr'aperçu dans ce lieux étrange où se jouait une partie d'échec, n'était-ce pas Lia ?

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posted the 01/26/2007 at 11:56 PM by
sp0ken